Journal d’un aspirant de marine engagé autour du monde sur une frégate, au XIXe siècle – Épisode 31 –

Charles Antoine relate les derniers événements survenus depuis Rio de Janeiro. Il peste contre les calmes plats qui retardent l’arrivée à Brest et rêve de naviguer à la vapeur.

5 mai 1864

Aujourd’hui à midi nous avons communiqué avec un brick Espagnol ; une demi-heure avant d’être près de nous il avait cargué ses basses voiles et hissé son pavillon, il avait aussi amené une embarcation, tout faisait présager qu’il avait l’intention de nous demander quelque chose. Arrivé par notre travers il mit en panne, le Commandant fit prendre la même allure ; quelques instants après le capitaine du brick Nuevo Fransisco de Barcelone accostait notre bord. D’après les dires des hommes qui nageaient dans son canot, on sut à bord qu’il y avait vingt deux jours qu’ils étaient partis de Buenos-Ayres qu’ils avaient reçu un pampero 1 en sortant de la Plata et qu’une voie d’eau s’était alors déclarée. Le capitaine venait demander au commandant du goudron et du brai pour essayer de la boucher. On s’empressa de lui en donner un chargement complet, il repartit aussitôt saluant et remerciant avec la meilleure grâce du monde. Vous vous ferez difficilement idée de l’impression que l’on ressent quand on voit un navire s’arrêter à quelques distances de vous, et montrer l’intention de communiquer verbalement. D’abord ceux qui sont dans la position où nous nous trouvons se disent tout de suite :voilà un navire qui a une épidémie, ou qui manque de vivres, ou qui demande de l’eau, ou qui [1] a des avaries et on se figure aussitôt une misère affreuse, on attend avec anxiété les premières paroles qui seront prononcées, on cherche à deviner à la tournure des hommes, à celle du bateau ce qui s’y passe ; on est tout disposé à faire ce que l’on pourra pour aider à secourir de pauvres diables qui, faisant le même métier que nous, souffrent de ce qui peut nous arriver aussi bien qu’à eux.

26 mai

Que les jours sont longs et qu’on marche lentement quand on retourne en France ; je crois que le diable s’en mêle et pousse la frégate dans tous les trous où il y a du calme à gober ; nous avons fait de très petites journées jusqu’à la ligne et nous avons goûté du pot au noir ; c.a.d. que nous avons eu très chaud le bâtiment restant en calme la plus grande partie de la journée et profitant des grains pour essayer de se tirer de ces tristes parages ; je ne vous parle pas de la pluie torrentielle qui les accompagnait et qui n’est jamais agréable en quelque saison que ce soit. Enfin par le cinquième ou sixième degré de latitude Nord nous sommes entrés dans une région où régnaient des vents de NE, c’est celle des alizés, nous en avons profité pour faire environ trois cents lieues par la plus belle mer et le plus beau temps que nous ayons eus de la traversée ; il fallait voir tout le monde changer sa face à calme et prendre celle du bon vent ; en même temps la température était devenue plus supportable ; de sorte que tout le monde commençait à penser à l’arrivée. Malheureusement nous voilà de nouveau en calme à 900 lieues de Brest et ayant la triste perspective de n’y arriver qu’à la fin de juin. Je crains que vous ne soyez inquiets quand vous verrez que la Sibylle n’arrive pas, je me repends de vous avoir fixé dans ma dernière lettre l’époque probable de notre retour. Soyez persuadés que l’ennui sera partagé également.

Depuis que nous avons doublé la ligne nous ne voyons plus autant de navires, nous restons sur notre gloire d’avoir battu tous ceux que nous avons trouvés faisant même route que nous; si nous avions été en temps de guerre nous aurions fait de très belles captures et nous toucherions de belles parts de prises au désarmement de la frégate.

Nous avons vu une grande quantité de poissons volants, ils se levaient sur notre avant, se soutenaient quelques instants en l’air et allaient retomber à 50 ou 60 mètres devant l’endroit d’où ils étaient sortis. J’en ai vu qui pouvaient avoir trente ou quarante centimètres, mais la moyenne n’a pas cette taille et les gros voyagent en troupes moins nombreuses, quelque fois on n’en voit qu’un. Ce sont leurs nageoires abdominales qui leur servent d’ailes, elles sont très développées. Les naufragés qui se trouvaient sur le radeau de la Méduse ont dû de ne pas mourir de faim à ces volatiles aquatiques ; leur vol étant très incertain ils tombent lourdement quand ils ne peuvent plus rester plus longtemps dans l’air, c’est ainsi qu’ils sont allés se jeter sur le radeau ; d’autres allaient se précipiter sur des objets quelconques et tombaient au pied des marins.

Depuis quelques jours nous voyons passer le long du bord des raisins du tropique [2] (oh qu’ils étaient bons) ce sont des fucus qui portent des graines assez petites mais nombreuses et foncées sur les branches ; la surface de la mer est parsemée de bouquets, quelquefois assez larges pour former de petits parterres de gazon ; ce sont des logements habités par un peuple très divers, on y trouve des poissons, des crabes, quelques petites coquilles. J’ai ramassé un ou deux de ces pays du moment, je les ai empaillés, ils figureront dans la collection du vieux Cabasse, cela leur apprendra à nous retenir si longtemps en leur compagnie.

Le 26 mai restera célèbre dans mes annales ; il faut vous dire pour commencer que nous avons plusieurs fous à bord (d’autres vont jusqu’à dire que personne n’a son bon sens) ; un de ceux que la Faculté a déclaré aliéné et qu’elle soigne, ayant appris que des vents contraires nous empêchaient de faire route sur Brest et un farceur ayant dit en plaisantant que nous retournions en Calédonie, se jeta à la mer par un sabord des gaillards, on était au plus près ; au cri : un homme à la mer !, l’officier de quart fit manœuvrer pour masquer les voiles afin d’arrêter le navire et de détruire sa vitesse le plus promptement possible. Le factionnaire placé aux bouées de sauvetage avait coupé la corde qui les retient ; pendant le temps que l’on mettait à faire cette manœuvre, ceux qui étaient près de canots de sauvetage s’y précipitaient et comme dans ces circonstances il y a inévitablement un peu de désordre au lieu d’en armer un on en armait deux. J’avais sauté dans la baleinière du commandant, j’avais saisi la barre du gouvernail et je l’avais mise en place ; un officier du bord M. Lopez, lieutenant de vaisseau était aussi dans l’embarcation, il faisait amener ; tout d’un coup un maladroit se laisse gagner par le garant (la corde) du palan de l’avant ; cette partie tombe, l’arrière du canot restant suspendue à 4 mètres au dessus de l’eau ; on finit par l’amener aussi , mais voilà la baleinière pleine d’eau et 9 hommes pataugeant pour monter à bord. L’autre embarcation, amenée plus heureusement sauva le fou et les bouées ; ce vieux sapajou-là était si content de prendre un bain qu’il les fuyait ; la baleinière fut obligée de courir après lui. En attendant nous barbotions le long du bord, ne courant pas grand danger puisque la baleinière flottait et nous procurait un point d’appui bien suffisant pour nous tenir à flot. Les palans étaient restés crochés aux boucles (anneaux) fixées au canot, j’en saisis un et mettant en pratique les leçons de gymnastique de Monsieur Korum, je m’élevai de quelques pieds au dessus de l’eau, un matelot m’avait précédé dans cette opération et était déjà à l’abri sur la préceinte  [3]. Arrivé là, on nous envoyait des bouts de filins, j’en adressai un à un gabier qui barbotait encore, puis laissant ceux de l’avant faire ce que nous avions fait derrière, je pris pour porte un des sabords du commandant et après avoir enfoncé à demi sa fenêtre je me trouvai dans la chambre à coucher. Tout l’armement de la baleinière en fut quitte pour un excellent bain, l’eau était délicieuse. On hissa les deux embarcations et on remit en route ; le surlendemain, il y avait trois jours que la chose était arrivée ; c’était déjà de l’histoire ancienne. J’ai été peu heureux pour mon premier sauvetage ; espérons que si j’en ai d’autres à faire, et je veux me venger, je le serai plus.

Aujourd’hui dimanche 29 mars je me suis amusé à relire des lettres ; cette occupation m’a remis du baume au cœur ; comme il va faire bon en France ! Il est temps d’aller s’y retremper un peu ; la monotonie, les contrariétés amènent l’ennui ; l’ennui sèche le cœur. Aussi quand on se voit près de France et sans un souffle de vent, on se fâche, on devient boudeur, inabordable, assez semblable à ces bâtons qu’on ne prend qu’avec des gants. Je compare quelquefois notre bord au Louis XIV [4] ; ici des garçons qui roulent depuis plusieurs années recevant çà et là avis qu’on n’est pas mort chez eux et qu’on ne les oublie pas, exposés aux mille et un petits ennuis qui sont la part de tous, mais qui deviennent très grands pour des gens qui ont une vie si monotone ; là-bas des hommes gais, oubliant au milieu des distractions de la famille, de la patrie les tracasseries qui accablent les autres.

Tous les matins de 7 heures à 8 heures on peut faire à bord de la Sibylle une étude de physionomie très curieuse. Un jour il fait calme, on voit les nez s’allonger, les fronts se plisser, les coins de la bouche se relever, le silence partout, çà et là quelqu’un demande si on connaît le marchand de bon vent. Un autre jour il fait beau et on marche très bien ; on s’aborde en se disant combien on file, on se dit des choses aimables, le 3ème paragraphe de la conversation entretient les interlocuteurs du nombre de jours que l’on a encore à passer à la mer ; on trouve la Sibylle un bateau divin etc.

5 juin 1864

La semaine s’est passée, le mois de mai s’est terminé, la nouvelle lune est arrivée et nous sommes à peu près aussi avancés qu’il y a huit jours. Dans trois jours vous allez m’écrire et commencer à guetter le facteur à l’heure de ses passages ; vous êtes loin de vous douter que nous sommes encore à sept cent quarante lieues de France. On parle de nous mettre à la ration d’eau, c.a.d. de régler notre soif ; les bœufs diminuent beaucoup plus vite que les distances, j’entrevois un cap Fayol bien dur à doubler.

Oh, Fulton [5] ! Que je te rends grâce d’avoir su inventer la navigation à vapeur qui ne nous sert à rien en ce moment. Et dire qu’on n’a pas conservé sa dépouille mortelle dans un bocal plein d’alcool. Vous allez vous demander si je deviens fou ; vous serez en droit de croire que le soleil des tropiques a un peu agi sur ma cervelle. Comment pourrait-il en être autrement quand on se voit si près de France et que le vent, dont on ne sait que faire quelquefois, se refuse complètement à vous y conduire ; quand on pense, en vous écrivant cette lettre, que vous la recevrez à notre arrivée à Brest.

Quand les cancrelats qui me mangent le cerveau me laissent quelques moments de repos, je travaille mon examen ; je complète mon journal, je repasse quelque chose. Je vais prochainement faire un petit travail qui aura son mérite, pour moi du moins. Je me propose de coucher sur le papier quelques réflexions, fruits de ce que j’ai vu dans la campagne et d’en déduire les enseignements que les faits doivent être pour moi. J’attendrai un moment de grande lucidité, un jour où mon cancrelat sera à la campagne.

Nous sommes au 7 demain, si vous observez la consigne que je vous ai donnée, il y aura une lettre à mon adresse en route, et je serai encore loin. Mais patience, la brise vient enfin de se lever ; nous allons avoir je crois un coup de SE goudronné ; la partie est bien engagée, celui-ci va nous faire faire deux ou trois cent lieues. Il est accompagné d’un peu de pluie, c’est ce qui lui fait donner le nom que je cite ; elle tombe même assez dru, mais tout le monde la voit avec plaisir car elle a accompagné le bon vent. Nous courons grand largue sous toutes voiles, il était temps qu’on se mît à marcher car l’eau nous aurait manqué au bout d’un mois. Pour comble de bonheur le charbon devient rare à bord, de sorte que nous ne pourrions bientôt plus faire fonctionner la machine distillatoire. Notre second est si prévoyant et si actif qu’il ne s’est aperçu qu’au dernier moment de cette pénurie de charbon; on en a trop brûlé à faire des sabres, une batterie de cuisine complète, des pincettes, moules à pâté etc pour ses moutards et son ménage. Voilà les résultats du système bonhomme ; quand le patron emploie plusieurs ouvriers à faire meubler les appartements qu’il a à Rochefort, son lieutenant en homme consciencieux et honnête emploie aussi des matelots payés par l’État pour manœuvrer ses navires et par-dessus le marché les métaux, bois etc mis à bord pour faire les réparations nécessaires. Pauvres contribuables ! Vous ne vous doutez pas qu’on monte son ménage à vos frais. Cette conduite ignoble a valu à ceux qui l’ont eu le mépris de toutes les personnes un peu honnêtes du bord. Sans qu’il y ait eu la moindre entente entre les personnes habitant l’arrière du navire, on a laissé à peu près de côté ces deux misérables. On n’a plus avec eux que des relations que le service amène forcément ; on y apporte la politesse voulue ; on attend le moment où on pourra ne plus les voir [6].

Il y a loin de ces deux chefs à ceux que j’ai connus au Louis XIV sous le rapport de l’intégrité, sous celui aussi de la dignité ; j’aime à croire que la marine impériale en compte peu du même acabit.

[1] Pampero : Vent violent soufflant du sud et de l’ouest, qui amène les pluies d’hiver en Argentine (Le Grand Robert)

[2]  Souligné par l’auteur. Probablement des Sargasses ne venant pas forcément de la mer du même nom…

Il y a beaucoup d’espèces de sargasses, mais les deux totalement flottantes que l’on connaisse sont Sargassum natans et Sargassum fluitans (sources diverses). Pour ce qui est de la consommation, voir article prochainement sur le sujet où vous verrez notamment que, de nos jours, ce que l’on nomme raisins de la mer sont des caulerpes Caulerpa  que l’on cultive au Viet-Nam mais qui vivent dans la zone intertidale…

[3] On appelle préceinte une virure de bordé qui a une épaisseur plus grande que celle des bordages voisins et qui court d’un bout à l’autre du navire un peu en dessous de chaque batterie (note de l’auteur). 

[4] Le Louis XIV, vaisseau de 1er rang de 120 canons a servi pour l’école de canonnage de Brest en 1861-1865 où Charles Antoine a du faire sa formation.

[5] Fulton : Robert Fulton (1765 – 1815), ingénieur considéré comme le créateur du bateau à vapeur. Il fut en fait celui qui parvint à rendre réellement opérationnel un procédé déjà connu, comme le prouvent les expériences de Denis Papin (1647 – 1713) – In Wikipédia

[6] Belle description de la corruption, hélas encore en cours présentement, et dans tous les domaines !

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