C’est la fin du voyage avec la rencontre du Gulf stream et un dernier événement qui a failli tourner au tragique. Puis la Rade de Brest apparaît enfin…
9 juin 1864
Et nous sommes encore loin. Pendant que vous m’écriviez hier, j’étais en vigie sur la vergue du petit hunier veillant une roche dans les environs de laquelle nous flânions peu agréablement. Il ventait assez pour que nous eussions deux ris pris dans les huniers, et la pluie venait de temps en temps ajouter aux charmes de la promenade. Nous sommes dans le voisinage des Açores ; il paraît que des éruptions volcaniques ont de temps en temps soulevé des roches, des îlots mêmes qui ont paru et disparu. Qu’ils existent ou qu’ils n’existent pas, il ne faut pas s’endormir quand on passe par ici, on paierait trop cher un peu de paresse.
Nous sommes dans de drôles de parages, le temps y change avec une rapidité effrayante. Hier soir, nous avions une grosse brise de NE, le temps était couvert, noir comme du charbon dans toutes les directions ; tout d’un coup on aperçoit l’horizon se dégager dans le SE, et on découvre derrière le rideau qui venait de se lever deux navires courant sous toutes voiles. Ils étaient à 6 milles de nous environ, ils avaient une jolie brise de SE, leurs voiles paraissaient sèches. Quelques instants après nous étions en calme et nous avions à notre tour la même brise que les navires en vue. Malheureusement le voisinage de l’affreux caillou que nous avions cherché dans la journée nous empêcha de faire bonne route ; nous fûmes obligés de courir une mauvaise bordée toute la nuit.
Les navires que nous avons aperçus dans cette éclaircie semblaient être des corsaires américains ; leur voilure, la taille des bâtiments, leur aspect ont fait croire qu’ils étaient de guerre ; or qui peut croiser aux Açores à cette époque si ce n’est un Yankee. Les Prussiens et les Danois ne viennent probablement pas jusqu’ici, et je ne connais qu’eux à guerroyer ; à moins cependant qu’il ne soit arrivé du nouveau en Europe depuis notre départ de Rio.
Nous avons rencontré plusieurs épaves ces jours derniers ; on a vu des madriers en sapin paraissant être à l’eau depuis des dates diverses ; quelques uns semblaient y être depuis très peu de temps ; quelqu’un aura attrapé une danse par ici ou même y aura fait son trou. Peut-être aussi ces débris viennent-ils de très loin ; nous sommes en ce moment dans les eaux d’un courant assez connu et assez important pour qu’on lui ait donné un nom, c’est le Gulf Stream ; sa direction où nous sommes est de l’Est vers l’Ouest, on estime sa vitesse à plus de 1 mille et demi par heure. La température de ses eaux est plus élevée que celle des parages voisins de plusieurs degrés ; ce phénomène donne lieu à une évaporation plus abondante que dans les régions voisines, c’est ce qui cause les brumes épaisses que l’on trouve où nous sommes.
Tout cela est fort beau mais nous n’arrivons pas. Je commence à m’ennuyer et je réclame à grands cris mon clocher ou à défaut celui de Brest. Il est fort à craindre que nous n’arrivions pas avant la fin du mois ; je suis bien ennuyé de vous avoir annoncé mon arrivée pour la première quinzaine ; maman va se tourmenter quand elle entendra le vent faire battre les volets ; ce sera mal à propos, la Sibylle n’a pas du tout envie de rester en route, elle sent la France ; elle marche fort bien, beaucoup mieux qu’à l’époque de notre départ ; si elle avait été un peu favorisée, nous aurions fait une belle traversée. Elle me rappelle le vieux Coco de l’oncle Travailleur qui lorsqu’on l’attelait le soir prenait ses jambes à son cou pour regagner son écurie.
Que les temps sont changés !!!!! Pauvre sauvageon quand te reverrai-je ? Depuis quelque temps, il m’arrive souvent de rêver à telle ou telle personne de la famille, à un ami ; je suis impatient d’avoir des nouvelles de tout le monde.
11 juin
Encore une journée tragique ; ce matin à 7 heures un mousse est tombé à la mer, il faisait beau temps, nous courrions vent du travers sous toutes voiles ; on coupa les deux bouées de sauvetage et on mit en panne (beaucoup plus lentement que le 26 mai, le lieutenant qui était de quart à ce moment s’est distingué par son apathie et a donné une preuve nouvelle de son abrutissement). Quoiqu’on ait fait le mousse aurait probablement coulé si un brave second maître ne s’était jeté à l’eau derrière lui ; il fut assez heureux pour le saisir au moment où ses forces l’abandonnaient, il se mit sur le dos après avoir placé le gamin sur son ventre et attendit ainsi deux ou trois minutes l’arrivée de la baleinière qui faisait force de rames. Cette fois encore on a amené deux embarcations, j’étais dans celle qui est arrivée quelques secondes trop tard, j’eus l’honneur de rapatrier les bouées à bord. Nous avons cependant rendu service en le faisant parce que le canot de sauvetage a pu revenir tout de suite à bord, le mousse a reçu quelques minutes plus tôt les soins des chirurgiens. Il n’est pas dangereusement atteint, dans quelques jours il sera sur pied ; le second maître est un peu fatigué mais c’est un vaillant gaillard, cela est peu pour lui ; cependant il y a deux mois qu’il était à l’infirmerie pour des douleurs rhumatismales dans les jambes. Il a déjà été proposé pour le ruban rouge [1] ou pour le grade de premier-maître, il a la médaille militaire, il est probable que son dévouement lui vaudra l’une ou l’autre chose. Il se nomme Guermeur, si vous avez jamais occasion de le rencontrer, vous saurez que c’est un homme honnête et courageux estimable à tous égards.
La brise a pris aujourd’hui à midi, nous faisons bonne route, en compagnie de nombreux navires qui ont aussi le cap sur l’Europe ; nous venons d’échanger des signaux avec un trois-mâts anglais qui vient d’Australie et qui va à Londres. Nous continuons à rencontrer des épaves ; aujourd’hui encore nous en avons vu trois.
18 Juin
Patience nous voici ; il est 5 heures du soir, la frégate est à 30 lieues de l’entrée de Brest ; on vient d’étalinguer les chaînes sur les ancres, j’aurais voulu que vous vissiez les marins et passagers hâler sur la ficelle ; on a fait en dix minutes ce qu’on met une demi-heure à faire en temps ordinaire. La brise est bonne, le temps a bonne apparence cette nuit nous verrons peut-être les feux des phares, demain matin nous serons bien pris, vers midi nous mouillerons probablement. Oh ! Ah ! Enfin n’en parlons plus ; vive la joie.
20 juin 1864
Rade de Brest, nous avons mouillé ce matin à 8 heures ¼ en vue de terre depuis le 19 à 8 heures du matin, nous avons mis une longue journée à aller par petite brise d’Ouessant à la rade ; nous sommes rentrés avec le calme, c’est la marée qui nous a amenés à notre poste.
Voilà la campagne terminée, puisse ce transport être le dernier que je fasse [2]
Comme on est heureux d’être en France ; au branle-bas je suis venu reconnaître les points de la vieille rade que j’ai habitée deux ans et demi ; c’est encore celle qui m’a fait le plus de plaisir. Le vaguemestre va aller à la poste, il attend que le médecin de la santé soit venu nous accorder la libre pratique ; cet affreux bonhomme pourrait bien se lever une demi-heure plus tôt ; pourvu que les nouvelles soient bonnes.
Je me porte bien, que cette lettre vous trouve aussi heureux et aussi contents que moi ; en ce moment c’est faire un souhait de grande valeur.
Je vous embrasse, mes amitiés à nos parents et amis en attendant que j’aille les leur faire moi-même
[1] La Légion d’Honneur.
[2] En fait Charles embarquera de nouveau sur la Sibylle la même année pour le même voyage, avec cependant un Commandant nettement plus charismatique que le Commandant Mouget !
A vouloir trop bien faire…
En fait Charles embarquera de nouveau sur la Sibylle la même année pour le même voyage, avec cependant un Commandant nettement plus charismatique que le Commandant Mouget !
Non ! Pouget ! Comte de son état !
Amitiés Marines
Jean
Bonjour,
Merci de votre commentaire.
Vous semblez bien connaître la carrière de ce Charles Antoine.
Si vous souhaitez voir préciser des éléments sur ce site, n’hésitez pas à écrire au contact…
Alors salut Charles et au plaisir de te lire de nouveau dans une autre tranche de vie sur un autre bateau …
Je me souviens d’un soir en juin où pendant que je lisais tes « aventures » vieilles seulement d’un siècle et demi, mon attention a été attirée vers le ciel par un phénomène inattendu, quasi anxiogène : le train de satellites de SpaceX. Ben oui, beaucoup d’eau a coulé dans le Gulf Stream depuis ta navigation à la voile et au sextan !
Merci à Loïc de nous avoir fait profiter des souvenirs de son aïeul et merci à Anne-Geneviève pour les mises en lignes.
Merci Daniel ! Et voilà, ton vœu est exaucé… Tu peux retrouver Charles Antoine pour un second voyage, mais sur le même bateau…