Où l’on voit les émois d’un garçon de 20 ans qui débarque de manière acrobatique à Palmas et remarque de jolies femmes, et demande de l’argent à sa famille qui devra l’expédier à Bourbon (La Réunion)…
25 mars 6h1/2 du matin
Nous sommes en vue de terre ; l’île de Canarie et sa capitale Palmas se découvrent très bien. Il toujours un temps magnifique. L’île est haute n’a pas un aspect très riant ; la côte est noire ; du reste dans ce moment ci tandis que nous avons un temps superbe il pleut à terre. La rade de Palmas n’est pas fermée, de plus le fond est de sable, de cailloux, de gravier la tenue des ancres y est très mauvaise ; mais comme il fait toujours beau dans ce pays-ci et que nous sommes à l’abri des vents de sud-est les plus à craindre dans ces parages nous dormons tranquilles.
9 h Nous sommes mouillés à un mille et demi de terre, les marchands d’oranges envahissent déjà le bord et tout le monde officiers passagers marins se régalent à l’envie. La ville paraît assez grande, toutes les maisons sont bien blanches, quelques unes sont vertes, ou d’un jaune rouge ; peu ont des toits. Les canariens qui sont venus soit assurer le pilote, soit vendre des fruits sont des hommes forts et quelques uns d’entre eux étaient beaux comme taille et comme figure, ils ont tous un teint bronzé qui va très bien avec leurs cheveux d’un beau noir.
26 à 7 h.
Hier à midi j’étais de corvée, j’ai été envoyé conduire à terre le canot major. Nous suivions à 200 ou 300 mètres le canot du commandant qui était gouverné par un pilote, la terre étant très difficile à aborder. Si vous consultez le petit plan que je joins à ma lettre, vous pourrez voir qu’avec une houle assez forte et semblable à celle que nous avions hier , les lames devaient, venant de la direction de la flèche, se briser sur les roches de l’extrémité du môle et venir former dans l’anse du débarcadère un courant circulaire d’autant plus violent que la lame était forte. Le canot du commandant alla accoster guidé par le pilote et sans trop d’encombres ; le mien n’avait pour guide que mon expérience, il n’y avait pas d’officiers, je n’étais pas tout à fait tranquille cependant. J’avais vu la manœuvre de notre prédécesseur et je m’apprêtais à faire comme lui. J’aurais peut-être réussi, mais j’avais la chance de faire des avaries ; tout d’un coup en regardant sur le môle j’aperçus un monsieur qui me faisait des signes et qui m’indiquait la manœuvre à faire ; pensant que c’était un pilote ou tout au moins un marin je suivis ses indications et une lame me porta au débarcadère. Nous y arrivâmes tranquillement, je m’attendais à repartir de suite, le Commandant qui avait cru un instant que mon canot allait se jeter sur les roches de l’extrémité du môle me dit que j’attendrais cinq heures pour repartir et que nous irions encore dans le même (mot indéchiffrable) lui et le pilote devant, moi derrière.
Il était une heure je m’élançai gaiement en ville après avoir mis mon canot en sûreté. Les rues sont bâties comme celles du Ferrol, les maisons, sauf celles des grands personnages, sont faites bien simplement. Comme façade imaginez vous un rectangle, une porte au milieu et une fenêtre de chaque côté de la porte à mi distance entre la porte et les côtés verticaux du rectangle ; pas de vitres généralement, mais des grillages peints en vert. Les gens un peu plus riches ont deux étages, le premier est le rez de chaussée construit comme celui que je viens de décrire, le second est un étage construit comme l’autre. Une odeur d’encens m’indiqua pour quelques maisons l’approche de familles fortunées ; dans la Calle Collegio j’aperçus du bout de la rue une robe légère voltigeant sur une galerie au premier étage ; piqué par la curiosité, je descendis dans cette rue, m’approchant j’entendis jouer du piano et j’aperçus sur le balcon deux senoritas d’une fraîcheur remarquable assises près d’une porte donnant sur un appartement richement meublé ; l’une d’elles était charmante et m’a rappelé un peu une demoiselle de Lunéville fort aimable du reste, mademoiselle Liegey. J’étais si heureux de ma découverte que je fis un grand tour et que je revins au bout d’une demi-heure par une rue donnant sur le fameux balcon ; après avoir délecté mes yeux pendant quelques instants, je me décidai à ne pas poser plus longtemps pour le caballero amoroso et je pris la route du large. Je vis encore plusieurs jolies filles, mais ô contraste inévitable, autant la jeunesse est brillante dans la Grande Canarie, autant la vieillesse est décrépie ; j’ai vu peu de vieillards et je n’en ai pas vu de beaux.
Les mendiants sont peu nombreux et fort exigeants ; on leur donne un sou français ils vous répondent que ça ne passe pas, mais que les pièces blanches passent.
Notre agent consulaire est logé dans un bel édifice dans lequel il représente fort bien ; sous ses fenêtres se trouve un jardin public assez petit où les pieds d’alouette, les capucines, les géraniums et d’autres fleurs m’ont rappelé votre jardin. Près de ce jardin se trouve une maison assez bien construite c’est le cercle, il est fort bien installé où vivent quelques personnes que l’on a reçu avec affabilité en leur faisant payer 10 francs une bouteille de madère.
Autour de ces bâtiments s’en groupent quelques autres les plus beaux de la ville dans l’un d’eux loge le consul anglais, cet indigène là s’est empressé de hisser le pavillon de sa sacrée nation au-dessus de sa porte dès que le consul français a hissé le sien.
J’ai rencontré bon nombre de messieurs mis à la dernière mode européenne ; quant aux senoritas elles ont une mise très riche et très distinguée. J’ai eu l’honneur d’intéresser une dizaine de jeunes pensionnaires Canariennes à mon sort ; ces demoiselles se promenaient sur le môle à 5 heures quand avec mon canot je repris la route du bord ; il ne nous avait pas été très facile d’arriver, notre départ se fit sans danger mais d’une façon assez remarquable pour que je vous en parle et pour émouvoir la foule qui nous voyait partir. Nous quittions la cale et il nous fallait vaincre le courant circulaire produit par le remous puis nous mettre debout à la lame pour lui résister et la laisser passer, tout alla bien pour aller jusque par le travers des roches qui sont au bout du môle pour briser les lames, mais quand nous les eûmes doublées c’est-à-dire laissées derrière, une lame nous prit par le travers, un seconde la suivit mais nous manoeuvrions de façon à les prendre droit par l’avant, heureusement nous étions en bonne position pour recevoir la troisième, elle était passablement forte, notre avant fut soulevé en l’air à plus d’un mètre au-dessus de l’arrière puis tout d’un coup la lame continuant son chemin souleva l’arrière et l’embarcation piqua du nez dans le creux. Nous ne courrions aucun danger, mais à terre quand on nous vit faire un tel saut, l’émotion gagna les jeunes cœurs ; quelques instants après les canotiers nous avaient mis à quelque distance du môle et nous faisions route vers la frégate.
Nous faisons le plein d’eau aujourd’hui, demain nous embarquerons nos bœufs et puis nous ferons route vers le Cap.
Quand vous recevrez cette lettre si vous ne m’avez pas écrit à Cap Town, ne le faites pas votre lettre ne m’arriverait plus mais écrivez sans faute avant le 24 avril et avant le 24 mai, vos lettres adressées à Bourbon, île de la Réunion, m’arriveront certainement.
Au Cap je vous enverrai un dessin plus soigné du mouillage de Palmas et quelques croquis que je n’ai pas le temps de faire car le vaguemestre va ramasser les lettres pour les faire partir aujourd’hui par le courrier Espagnol de Cadix [1].
J’aurais voulu écrire à Paul, je croyais avoir un peu plus de temps, écrivez-lui et racontez-lui ma traversée, je lui écrirai du Cap, j’attends une lettre de lui à Bourbon.
Adieu je vous embrasse, cette lettre me laisse en parfaite santé, heureux d’avoir bien commencé ma campagne et confiant dans l’avenir. Je souhaite qu’elle vous trouve aussi en bonne santé. Ch Antoine
A propos je ne serai pas fâché de recevoir un peu d’argent à Bourbon. Embrassez toute la famille de ma part et faites mes amitiés à qui de droit.
[1] …Ceci me fait penser que j’ai oublié de vous parler de la campagne environnant Palmas. C’est un sol volcanique, brûlé par les ardeurs du soleil qui y tape assez bien, j’ai vu cependant une vallée assez bien cultivée c’est celle qui se trouve au sud de la citadelle; j’ai examiné des palmiers à dattes, des bananiers, des orangers etc. (nous avons pour 1 sou une orange délicieuse). Dans cette vallée j’ai vu aussi des figuiers, des pêchers en fleurs et d’autres arbustes assez verts.
Dans le fond roule un torrent à peu près à sec maintenant, mais qui doit être fort impétueux dans la saison des pluies à en juger par les galets qui se trouvent dans son lit.
« j’ai vu peu de vieillards et je n’en ai pas vu de beaux. »
Il faut dire que les vieillards que Charles a vus devaient juste avoir dépassé 50 ans au moment où il écrit cette lettre (1864), ce qui nous console de la retraite à 62, 63 ou 64 ans en 2019 ou 2020… ou plus tard !