Journal d’un aspirant de marine engagé autour du monde sur une frégate, au XIXe siècle – Épisode 4

Voilà – après une semaine de carence – l’épisode 4 des aventures de Charles Antoine attendu par Daniel

Dimanche 22 mars à 3h.         
                            par :      Latitude 37° 09 Nord Longitude 16° 20 Ouest

Nous avons une navigation magnifique depuis trois jours, nous courrons grand largue ou vent arrière avec jolie brise, une mer magnifique et un soleil splendide. Nous avons fait en 5 jours ce que d’autres bâtiments réputés bons marcheurs ont fait en 8 et 10.

Dans 3 jours nous verrons Teneriffe. Notre vie du bord est bien calme et bien tranquille ; pour ceux qui ne font rien et ne savent pas s’occuper elle est insupportable ; toute leur journée est employée à bailler, à dire je m’ennuie à faire bailler les autres et à chercher à leur persuader qu’ils s’ennuient aussi. Nous sommes à peu près par le travers du détroit de Gibraltar, et nous commençons à nous réchauffer, nous sommes au printemps, dans quelques jours nous serons en plein été ; nous mangerons des fruits des pays chauds ; je pensais acheter quelques bouteilles de Madère à votre adresse, mais j’ai entendu dire ces jours derniers, que le prix de ce vin était devenu excessif depuis que la maladie du raisin avait décidé les habitants de l’île Madère à arracher tous leurs vieux ceps pour les remplacer par de nouveaux. Je ferai cependant ce que je pourrai pour vous porter un souvenir de notre relâche aux Canaries.

Aujourd’hui on danse, on joue au loto, aux cartes. Ce matin le Commandant a passé l’inspection, immédiatement après on a donné liberté à peu près complète à tout le monde ; on avait rectifié la voilure ; le vent n’a changé ni de direction ni de force, tout le monde est bien tranquille, nos voiles sont gonflées par le vent et on dirait en les voyant qu’elles ont toujours été là, disposées ainsi, qu’elles y seront toujours tant on est habitués à les voir. Le pacha (le Commandant) m’a invité à dîner chez lui ce soir ; je vais faire plus ample connaissance avec lui et en même temps avec les produits de son cuisinier. A propos de cuisine et de nourriture, nous n’avons pas du tout à nous plaindre ; les vivres sont variés et qui plus est nous avons du frais. Nous avons embarqué des bœufs à Lorient ; et jusqu’ici on en a tué un tous les deux jours. Le lard salé n’a encore paru que deux fois sur notre table, en ma qualité de Lorrain c’est mon camarade. Nous avons du vin excellent, c’est du vin de Bordeaux qui a déjà fait le voyage du Mexique. Vous voyez que sous ce rapport encore je suis heureux.

Je travaille de façon à occuper presque toute ma journée, ce n’est plus ce travail forcé de collège ou d’école ; je fais ce que je veux, et je ne travaille que des choses intéressantes pour moi, aussi jusqu’à ce jour je ne me suis pas ennuyé un seul instant et en me couchant je me suis endormi content parce que j’avais la conscience nette et que je pensais à papa qui m’a enseigné ce moyen d’être heureux. (…)

23 mars 8 h du matin.  
                         par : Latitude    34° 23 Nord        Longitude   16° 22 Ouest

Notre navigation continue à être des plus agréables, mercredi 25 il est probable que nous serons mouillés en rade de Palmas dans l’île qui porte le nom de Canaria et qui fait partie de l’archipel du même nom. (…)

24 mars 8 h du matin.      
                         par    Latitude    31° 07 30 N       Longitude   16° 41 O

 (…) Notre relâche dans ces îles sera de très courte durée ; nos passagers du poste l’attendent pour aller se battre en duel, un de ces messieurs et un volontaire du poste se sont lancé de gros mots et ils doivent aller à terre avec des épées. Je crois qu’ils ne se feront pas beaucoup de mal et il est probable que le vin de Madère coulera beaucoup plus que le sang humain [1]. Nous avons reçu un renfort de passagers à Lorient, un commis de marine, un écrivain de marine et un jeune homme sans profession allant rejoindre en Calédonie son frère qui est interprète du gouvernement dans la Colonie. Nous nous sommes trouvés si nombreux que nous avons été forcés de manger en deux tables ; nos passagers sont bavards comme des pies, du reste l’un des écrivains de marine est avocat, c’est tout dire ; quand ils mangent le poste est inhabitable tant ils font de tapage ; en quittant Lorient le jour où nous avons été secoués, ils étaient moins braves, le calme régnait parmi eux et n’était guère troublé que par les gémissements et les vomissements des malades. Le lieutenant officier en second leur ordonne d’évacuer le poste dans l’après-midi pour que nous puissions travailler à notre aise ; ces malheureux se réfugient où ils peuvent, par beau temps ce n’est pas trop dur pour eux, mais quand il fera mauvais ce sera fort peu agréable.

Dernièrement l’un d’eux s’est avisé de vouloir monter dans la mâture, Immédiatement deux ou trois gabiers se sont lancés à sa poursuite et l’ont amarré dans les haubans, il a fallu qu’il les paie pour obtenir sa liberté qui lui a coûté 5 francs. C’est un vieil usage consacré et qui se pratique non seulement sur les bâtiments de guerre mais encore sur les navires de commerce, toute personne étrangère à la marine proprement dite est contribuable quand elle est prise en flagrant délit.

[1] C’est en effet ce qui est arrivé, nos spadassins ont voulu aller débarquer près d’un petit fort marqué 3 sur ma carte ; la houle les a roulés sur la plage si bien que tout trempés ils ont dit d’un commun accord que l’eau avait lavé l’injure.

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3 réponses à Journal d’un aspirant de marine engagé autour du monde sur une frégate, au XIXe siècle – Épisode 4

  1. agm dit :

    Mais avant cela il y a des escales. Prochain épisode : escale aux Canaries…

  2. Loïc ANTOINE dit :

    Bientôt il y aura des trous dans le pantalon de Charles, et l’entente avec le Pacha se dégradera… mais il conviendra de lire la suite !

  3. Daniel Latrouite dit :

    ça fait d’autant plus plaisir de retrouver Charles qu’il nous parle de navigation magnifique, de fruits des pays chauds, de danses et de jeux de cartes. Bref l’ambiance de fête sur la Sibylle éclaircit le ciel gris de décembre .

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