Journal d’un aspirant de marine engagé autour du monde sur une frégate, au XIXe siècle – Épisode 8

 9 avril suite

Nous avons donc été baptisés hier veille de notre passage de la ligne ; l’astronome du révérend père Lignard nous était tombé à bord et il était venu à midi observer avec nous le soleil (au moment de midi). Le soir du même jour à 6 heures, le Commandant et tout l’état-major était sur la dunette, équipage et passagers sur le pont, la vigie annonça un nuage noir traditionnel mais dont je ne m’explique pas trop l’apparition : peut être est ce une allusion au Pot au noir qui se trouve toujours dans le voisinage de la ligne. Quelques instants après un second-maître de timonerie muni d’un porte-voix, logé dans la grand’hune et représentant le guetteur de M. La Ligne se fit entendre en ces termes : Ho du navire, qui êtes vous ? où allez-vous ?, le nom du Commandant ? Le Père Pouget répondit à toutes ces questions. L’interrogeant personnage continua et demanda si la Sibylle avait de ses marins ou de ses passagers qui n’auraient pas passé la Ligne et termina en disant au commandant qu’il allait lui envoyer un messager. Demandez-en la permission au Commandant ? répondit celui-ci pour faire sentir au père de La Ligne qu’il entendait ne pas se soumettre à tous les caprices tyranniques du vieux bonhomme. La permission fut demandée et accordée ; alors on vit sortir de la grand’hune un superbe postillon qui en scène tira un coup de pistolet pour attirer l’attention, puis il s’achemina vers nous autres mortels en descendant par le Grand Étai et en faisant claquer son fouet, en arrivant sur le pont il tira un coup de pistolet ; en suivant la route qu’il avait prise il était arrivé au pied du mat de misaine, là un meunier l’attendait avec un panier plein de farine contenant quelques œufs et portant des poulets, canards empruntés aux cages de l’état-major.

Le postillon et le meunier qui étaient l’un breton, l’autre méridional personnifièrent la rivalité des marines françaises du nord et du midi, après s’être fichu bien des sottises, ils enfourchèrent chacun un âne [1] et allèrent trouver le Commandant. On lui remit un pli enfermé sous trois enveloppes lui annonçant pour le lendemain la visite de Monsieur la Ligne et sa chaste épouse. Le Commandant fit appeler son maître d’hôtel et on fit boire un coup au messager ; pendant ce temps le meunier était monté sur la dunette ; il s’était querellé avec un officier qui voulait lui acheter un canard et pour mettre fin à l’histoire avait jeté de la farine sur tout l’état-major ; on avait de l’eau dans la grand’hune et dans celle d’artimon, on y avait aussi mis un sac de petits pois ; on commença à faire dégringoler le tout, et le meunier à envoyer de la farine. Alors ce fut une cohue épouvantable, les aspirants et les passagers sur le gaillard d’AR. Les matelots et les militaires devant se blanchissaient à l’envi : pendant une heure on continua à se barbouiller, pour mon compte j’étais tout blanc, et d’autres furent moins heureux et cela parce que après les avoir bien blanchis on leur passa une couche de noir sur le nez. Les passagères ne furent pas épargnées, l’une d’elles s’était cachée dans les bouteilles [2] des dames, puis quand elle avait entendu battre la retraite s’était décidée à en sortir ; comme elle a un fort mauvais caractère, on l’avait cherchée pour le lui former un peu, ne l’ayant pas trouvée on l’attendait, elle fut toute couverte de farine, elle se mit en colère et il s’en fallut de peu qu’elle n’arrachât les yeux à un de nos passagers. Elle traita tout le monde d’ânes et croyant que personne n’avait plus rien dans les mains, se posait fièrement en disant jetez m’en, me voilà ! quand un gaillard bien avisé ne lui laissant pas le temps de fermer la bouche lui couvrit la figure d’une bonne poignée de farine.

On alla se laver, se brosser ; on s’était tellement échauffé que personne ne put s’endormir avant onze heures ou minuit. Du reste il est bon de vous dire en passant que depuis 3 ou 4 jours nous avons bien chaud surtout quand il ne vente pas beaucoup.

Le lendemain, (cad hier) devait être le Grand jour. Le père la Ligne arriva à bord à une heure ; composé de peaux de moutons son costume était en parfaite harmonie avec ses cheveux et sa longue barbe blanche ; il nous arriva de la hune de misaine, son char de voyage était une baille ; sur l’avant un char de cérémonie, dans lequel madame la Ligne avait déjà pris place, attendait son Altesse ; sa chaste épouse en chapeau de velours, cheveux blonds en étoupe, manteau à la dernière mode, crinoline, etc était accompagnée de la cour. C’était un jeune caporal fourrier très beau garçon du reste qui remplissait ce rôle, madame la Ligne était charmante. Le char était une baignoire montée sur 4 roulettes il était traîné par deux matelots recouverts de couvertures et simulant deux grisons. En avant marchaient nos deux tambours et la musique ; l’astronome, le pilote et un officier de la marine royale de M. la Ligne, Neptune et quelques uns de ses tritons ; enfin deux timoniers de la marine la Ligne et une série de diables tout noirs enchaînés les uns aux autres et portant des cornes et des queues magnifiques. Il ne faut pas que j’oublie le grand aumônier de M. la Ligne, son barbier, un de ses marmitons et un vicaire de la cour de Monsieur. Le cortège se mit en marche, partit de tribord devant et vint s’établir à bâbord derrière près du grand mât, un trône et un autel splendides avaient été dressés pour la cérémonie. L’officier de quart de M. la Ligne vint prendre le commandement du navire, armé d’un porte-voix épouvantable, il commença à faire une suite de commandements plus drôles les uns que les autres, il fit appeler le maître commis, le cambusier, le capitaine d’armes leur donna à chacun un paquet de sottises et céda la parole au grand aumônier. C’était un passager civil, le discours lui avait été fourni, il monta en chaire c a d qu’on le hissa dans une manche à vent dont on avait amarré le fond. Il débita une longue série de blagues et de calembours qui fit rire un peu tout le monde et termina son sermon par un amen qui interprété en langage maritime signifie laisse descendre3. On amena donc la manche à vent et comme le malheureux avait osé abîmer à la fin de son discours le maître-calfat et ses ouvriers, il reçut en arrivant sur le pont les deux jets des pompes à incendie et des bailles d’eau disposées préalablement se chavirèrent sur sa tête, bref il fut promptement rafraîchi.

Alors on commença le baptême, j’eus de l’être un des premiers. On me mit assis sur une baille pleine d’eau mais recouverte d’un pavillon, plusieurs hommes se tenaient derrière, après que j’eus déposé mon aumône dans le tronc placé près de moi, le barbier de M. la Ligne me couvrit la figure d’une couche de farine délayée dans l’eau, puis il me fit la barbe avec des instruments qu’on ne trouve que sous l’Équateur. Alors on me baptisa et après quoi au lieu de me mettre un grain de sel dans la bouche on me fit tomber le derrière dans la baille ; au même instant une bonne baille d’eau m’arriva sur la tête et les deux pompes à incendie achevèrent d’enlever la farine que j’avais sur le faciès.

Chacun passa à son tour, quant aux disciplinaires et aux passagers civils, comme leur baptême aurait duré trop longtemps on les fit défiler sous le feu des pompes et des seaux d’eau qui tombaient de toutes parts. Les femmes avaient menées très doucement, on s’était contenté de leur faire une petite croix sur le front avec de la farine ; les officiers et les personnages déjà baptisés s’étaient retranchés sur la dunette, il avait été convenu qu’elle serait respectée. Quant aux passagers du poste, nous avions recommandé quelques uns d’entre eux aux baptiseurs ; la recommandation produisit son effet, on les barbouilla de noir de fumée mélangé à de l’huile, et on pompa deux fois plus fort que pour les autres ; bref ils furent soignés. On ne brutalisa cependant personne, les agents du père la Ligne furent très convenables à bord de la Sibylle.

Continué le 16 avril.

La cérémonie terminée, M. la Ligne, sa vertueuse épouse et leur cortège royal vinrent présenter leurs hommages au commandant et musique en tête tous se dirigèrent dans le faux pont ; il vinrent d’abord nous faire une visite, c.a.d. boire la goutte chez nous ; de chez nous ils se dirigèrent vers le carré où ils burent une nouvelle goutte et qu’ils quittèrent en hurlant : vive l’état-major ; enfin ils allèrent faire leurs adieux au Commandant et retournèrent dans leur céleste demeure.

On se débarbouilla, ce n’était pas un luxe j’en réponds, et le soir on fit festin partout ; notre chef de gamelle nous avait fait préparer un dîner magnifique ; on avait abattu un bœuf la veille, rien ne nous manqua.

Les punitions avaient été levées, l’équipage eut double ration, et la cérémonie se termina comme beaucoup de celles de cette espèce par une bataille ; deux disciplinaires se prirent aux cheveux et avec une telle rage qu’on ne pouvait venir à bout de les séparer.

[1] Comme Charles ne nous a jamais dit qu’il y avait des ânes à bord, on suppose que ce sont quatre passagers ou membre de l’équipage déguisés en ânes…

[2] Les toilettes. Le nom en est dû à la forme de bouteille, situées à babord arrière et tribord arrière. La vieille expression marine « Tuyau bouteille » voulait dire : une rumeur entendue aux toilettes !

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