16 avril (suite)
Je vous avais dit que nous avions doublé le Pot au noir, j’avais parlé trop tôt, nous en avons eu une idée plus que légère ; nous avons été 4 jours à attendre les vents de SE. Pendant ce temps nous étouffions, le thermomètre marquait généralement 30 ou 31° à l’ombre ; pour utiliser les brises folles que nous amenaient les grains, il fallait manœuvrer toute la journée et cela pour faire 5 lieues dans 24 heures. Ça a été notre minimum, nous avons eu 50 ou 60 milles plusieurs fois.
Je supporte bien mal la chaleur, pendant ces jours de calme j’ai été un être tout à fait nul, mes calculs étaient mauvais, j’avais une soif intarissable et j’aurais dormi 24 heures par jour. Pendant mes quarts de nuit, j’avais sommeil, si l’on avait fait quelque chose je ne me serais pas endormi mais l’ennui de voir la mer presque calme et houleuse me gagnait aussi et alors je tapais de l’œil. Mon officier de quart en digne garçon n’osait pas me réveiller ; il a été dans les jours dont je vous parle plein de bonté pour moi comme toujours. Décidément j’aime mieux le froid que le chaud.
IL y a deux jours j’ai bien pensé à vous ; l’anniversaire de ma naissance m’a fait passer ma journée en Lorraine ; malheureusement on est quelquefois triste quand c’est si loin de chez soi qu’on pense à ses parents. Heureusement que j’ai de l’occupation et du travail, sans cela je passerais des journées très tristes. J’en suis bien sûr. Je vois ici de malheureux désœuvrés auxquels les journées semblent durer 3 jours, leur seule occupation consiste à aller faire des phrases plus ou moins soporifiques près de nos passagères. Ces dames et demoiselles donnent lieu à une foule de cancans plus ou moins stupides, pour 2 ou 3 mauvaises dindes on fait des histoires à n’en plus finir.
A propos de chaleur, il est bon de vous dire que mes palpitations de cœur ne m’ont pas ennuyé comme elles auraient pu le faire, je n’en ai été incommodé qu’un seul jour tandis que j’ai vu à bord deux chirurgiens être très gênés pendant plusieurs jours ; j’ai été content de ma carcasse sous ce rapport.
La nourriture de mer n’est pas ce que je me l’étais figurée ; elle est très mangeable ; le lard, les sardines, le macaroni, le bœuf de conserve, le fromage et la viande fraîche quand il y en a voilà l’ordinaire, ajoutez les pommes de terre. De temps en temps les conserves viennent changer un peu, ce sont des petits pois, des pommes tapées, des juliennes etc. Je suis enchanté de notre table ; cependant croyez une chose elle n’a rien de riche et elle ne vaut pas la soupe et le pot-au-feu quotidien du toit paternel.
Je continue à être heureux et content à bord, je ne m’ennuie pas, je travaille pour m’amuser, sauf avec nos passagers qui m’ont fait une impolitesse je me trouve en relations de bonne camaraderie avec mes collègues, mes supérieurs continuent à être très affables ; notre navigation s’est remise au beau c.a.d que nous marchons bien avec du beau temps.
Quand à messieurs nos écrivains je ne leur parle plus, je vous ai dit que nous faisions deux tables, le matin les élèves mangent les premiers, celui qui est de quart est remplacé par un de ceux qui ont déjeuné et va manger avec les passagers. J’avais été très poli et très convenable avec eux, un beau jour je vais me mettre à table, ces messieurs me font subir une quarantaine très rigoureuse et complète la gentillesse en se parlant bas à l’oreille. Depuis je les ai laissés complètement de côté ; ce sont des imbéciles pour la plupart, je ne tiens pas à leur amitié ; je prends comme preuve de leur bêtise leur manière de me traiter après les relations que j’avais eu avec eux tous.
Dernièrement nous avons pêché un requin ; c’est un jeune glouton qui profitant du calme commençait à prendre l’habitude de se promener près de nous ; il était conduit par deux pilotes ; on appelle ainsi deux petits poissons rayés de noir et de blanc ayant de 20 à 30 cm de long et qui suivent constamment les requins, à voir les manœuvres que font ces poissons on peut conclure qu’ils conduisent celui qui semble être leur maître et seigneur.
Pour en revenir au nôtre, sa présence commençait à agacer tout le monde à bord, on amarra un immense hameçon à émerillon au bout d’un filin, on mit deux livres de lard à l’hameçon et on le livra à la gourmandise du requin ; il joua quelque temps avec puis se décida à l’engloutir ; mais le gaillard ne le saisit que du bout des lèvres l’hameçon était trop gros, on le manqua. Alors on reprit du lard et on remit la ligne à la mer, le requin s’en rapprocha mais n’y toucha pas ; nous commencions à désespérer de voir de près notre ennemi mortel, quand on eût l’idée de mettre un petit morceau de lard au bout d’une ligne beaucoup plus petite ; le pilote du requin apercevant ce petit morceau l’y conduisit aussitôt, il ne se fit pas prier et fut pincé ; on lui fila la ligne, et on la hâla selon le besoin de façon à le noyer, enfin quand il fût près du bord on lui passa un nœud coulant par le travers du corps et on l’enleva malgré ses réclamations. Quand un requin est sur le pont il ne faut pas se trouver trop près de lui, d’un coup de queue il vous casserait une jambe. Quand à ses coups de dents je ne vous en parle pas, la Renommée a dit assez souvent qu’ils étaient terribles. Quand il fut à bord, ce fut à qui lui donnerait le coup de pied de l’âne, on le tua aussitôt à coups de hache et les cuisiniers allèrent en tailler chacun un morceau.
Eh, Loïc, il ne faut pas confondre « mauvaises » et « vieilles »…
Quoi qu’il en soit, naviguer sur une frégate au XIXe siècle, pour une femme, ne devait pas être spécialement confortable. Le blue-jean n’était pas encore de mise. J’aurais aimé connaître leurs motifs et si c’était de leur choix … Peut-être la suite m’éclairera…
Il est agréable de voir notre aspirant toujours affable et content de son sort, cette positive approche fait plaisir à lire. Quant au sort réservé au pauvre requin il rappelle en même pas plus sauvage des scènes filmées sur la Calypso de JYC dans les années soixante …
A vingt ans on peut se sentir loin de chez soi et au milieu de l’océan pour son anniversaire !
Mais je crains que ces « vieilles dindes » ne soient quelques-unes de « ces dames et demoiselles » passagères ;-(
On voit que fatigue et chaleur entraînent un petit coup de blues à l’occasion du jour d’anniversaire ainsi que du ressentiment envers « Messieurs les écrivains » moins affables que lui.
J’aurais bien aimé savoir ce que Charles-Antoine veut dire par deux ou trois mauvaises dindes 😉