Journal d’un aspirant de marine engagé autour du monde sur une frégate, au XIXe siècle – Épisode 1

Samedi 28 février. Rade de Brest.

Hier on nous a mis en rade dès 6 heures du matin ; la frégate a quitté le port sans être peinte, ses cales, son faux pont et sa batterie encombrés de vivres, d’objets de chargement pour les Colonies, d’effets et de caisses de toutes sortes. Pour compléter ce désordre, nous avons à bord 600 passagers apprentis marins destinés au bataillon des fusiliers de Lorient ; ils ne savent pas ce qu’ils ont à faire à bord, il n’y a pas à bord le nombre de gradés nécessaires pour mener cette horde et tout le monde à bord appelle à grands cris le moment où on les débarquera.

Quoique nous ne soyons pas prêts à partir puisqu’il reste encore bien des choses à arrimer, on parle cependant de nous en donner l’ordre avant peu. On a fait courir le bruit que nous allions prendre cent passagers de plus amenés par la Bretagne qui vient d’arriver à Brest. Nous avons déjà à bord quelques uns des passagers destinés  à la Nouvelle-Calédonie, il y en a de toutes sortes. Nous n’avons que quelques militaires, les autres sont des ouvriers avec leurs femmes et des enfants. Nous allons donc emporter de futurs millionnaires ou de pauvres diables destinés à revenir comme ils sont partis. D’après ce qu’on dit du pays que nous allons visiter, ceux qui auront de l’ordre et un peu de chance feront leur fortune et deviendront Oncles non d’Amérique mais d’Océanie. J’ai entendu parler de la Calédonie par des personnes qui en revenaient et qui étaient arrivées sur l’Isis (entrée en rade le 20 février), elles disent que c’est un climat magnifique, un pays très fertile et où on ne manque que de bras. Des ouvriers actifs et intelligents, disaient-elles, auront plusieurs chances de réussite. D’autre part, la Colonie n’est pas loin de Sidney, c’est une ville qui malgré son éloignement de l’ancien monde est tout à fait européenne, elle est pleine de ressources pour la colonie ; Les Français y sont bien reçus, on nous fait espérer une réception très cordiale de la part des autorités.

Mais n’anticipons pas sur l’avenir, pour le moment voyons le présent ; le poste des élèves est dans le faux pont à tribord, il est assez vaste quoique beaucoup plus petit que celui d’un vaisseau. Il est éclairé par deux hublots [1], lorsqu’ils sont ouverts et que le temps est clair notre habitation est assez gaie. Contre les cloisons de l’AV et de l’AR se trouvent six armoires assez vastes où nous logeons nos effets, notre linge etc ; Des caissons de 50 à 60 centi. de hauteur garnissent la partie inférieure des cloisons avant et arrière, ainsi que celle qui nous sépare du faux pont. Celle-ci porte des systèmes à suspension sur lesquels nous logeons nos manteaux, casquettes etc. Enfin figurez vous une table au milieu d’un appartement ainsi arrimé et une lampe au dessus de cette table, vous aurez une idée de notre poste. Nos fauteuils et causeuse sont des pliants en toile à voile.

Le poste est composé ainsi qu’il suit : Chef de poste, un aspirant de 2ème classe parvenu par les Aspirants volontaires, il se nomme Testard, il est passé à la suite d’un sauvetage qu’il a exécuté au Cap de Bonne-Espérance. Nous sommes en outre deux aspirants de seconde classe, le second est de ma promo et vient du Louis XIV il se nomme Louvois, puis nous avons 3 volontaires, l’un d’eux est décoré d’une croix espagnole qu’il a gagnée au Mexique, il devrait avoir celle de la Légion d’honneur mais comme il a déserté pour aller passer 30 ou 40 jours à Mexico avec une mexicaine il ne l’a pas obtenue et la proposition faite en sa faveur lui a évité les conséquences d’un Conseil de guerre ; un autre de ces volontaires est un de mes fistots [2] sorti fruit sec l’an dernier. Nous avons deux chirurgiens de 3ème classe dont l’un était aussi au Louis XIV, l’autre est un brandon de tapage, un criard ; il n’a jamais été encore sur un bâtiment, et a un caractère très jeune. Mais je pense que les traversées le calmeront et lui mettront du plomb dans la tête. Enfin pour clore la liste nous avons deux illustres passagers, tous deux écrivains de marine, l’un va à Bourbon l’autre en Nouvelle-Calédonie, ils ont l’air de deux fameux canards, jusqu’à présent ils ne m’ont pas paru bien forts. Je pense que nous pourrons vivre assez tranquilles et en bonne intelligence.

L’État-major se compose d’un lieutenant de vaisseau de 1ère classe faisant fonction d’officier en second et nommé Nicolas, nous sommes déjà fort bien ensemble ; d’un second lieutenant de vaisseau nommé Lopez ; de deux enseignes messieurs Pottier et Richi. Le premier est le neveu de Mr Longueville, il a fait ses études à Metz et récemment il m’a engagé à venir lui parler de temps en temps du vieux bahut. C’est un charmant garçon, malheureusement pour lui il a un tic nerveux qui ressemble un peu à la danse de St Gui qui lui fait pousser un petit cri de temps en temps. Le second de ces officiers est chargé des montres, c.a.d. qu’il fait les observations et calculs qui soumis tous les jours au Commandant règlent la marche du navire ; je suis attaché à cet enseigne. Je crois du reste vous avoir parlé déjà de mes fonctions à bord de la Sibylle. J’ai à faire à un excellent garçon, très obligeant et très bien élevé ; il a mis sa chambre à ma disposition pour y travailler d’abord, pour y loger une partie de mon linge ensuite. De plus, il a perdu tous ses cours de l’École au Mexique, il m’a demandé les miens et nous devrons travailler ensemble de temps en temps. Nous avons un chirurgien de 1èreclasse, jeune et très capable. Le commissaire est charmant surtout quand il paie de grosses sommes. Les passagers du carré sont au nombre de 12 ; ce sont des officiers et d’autres personnes que nous ne verrons qu’à Lorient.

J’oubliais de citer parmi les habitants du carré un Aspirant de 1ère classe, grand fat sortant de l’Ecole polyt. très riche et très protégé ; il se nomme de la Bolinière de Beaumont et mène le Commandant comme il l’entend en lui promettant de le faire nommer Capitaine de vaisseau ; il ne sait que peu de choses en fait de marine, mais il fait service d’officier.

[1]              On appelle hublot une ouverture circulaire pratiquée dans la muraille d’un navire à quelque hauteur au dessus de la flottaison. ; elle a 15 à 20 c de diamètre et est fermée par un verre lenticulaire très épais maintenu dans un encastrement en bronze portant un fermoir – (note de l’auteur).

[2]              Terme d’argot militaire. Un fistot est un élève officier de première année de l’École navale – (Le Grand Robert)

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1 réponse à Journal d’un aspirant de marine engagé autour du monde sur une frégate, au XIXe siècle – Épisode 1

  1. agm dit :

    Si vous êtes amateurs de missives bien écrites et d’histoires d’anciens marins au long cours, prenez le temps de lire ce premier épisode et ceux à venir. Cela vous changera des mails trop rapides et des SMS tronqués bien qu’ici l’auteur ne dédaigne pas quelques abréviations et termes argotiques.
    Je me régale en découvrant les épisodes suivants à mettre en ligne. Merci Loïc de nous faire partager ce journal épistolaire du temps de la Marine à voile sous Napoléon III.

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