Résumé du journal des mardi 3 mars et dimanche 8 mars 1863 [1]
Charles sait qu’il a quitté la France pour quinze ou seize mois mais ne se plaint pas, il écrit que les « colons » n’y reviendront peut-être jamais.
La Sibylle a mis quatre jours pour rallier Lorient, une traversée qui prend quelquefois moins de douze heures mais ils ont rencontré du gros temps. Les 600 apprentis marins destinés au bataillon des fusiliers de Lorient, jeunes conscrits, ont presque tous été malades : ils disposaient de bailles ça et là pour vomir. On imagine l’odeur et la pagaille. Tous ont fini par débarquer à Lorient où on retrouve notre jeune aspirant stagiaire.
le 10 mars 1863.
Je vous parlais de Croizier, hier il est venu dîner avec moi à bord, mais en arrivant le Lieutenant s’est cru forcé de l’inviter au carré où nous avons dîné. Je comptais l’avoir au poste, notre chef de gamelle nous avait préparé une petite bombance d’adieu à la France et à nos amis, il nous a fallu renoncer.
nous avons pris à Lorient 4 nouveaux passagers pour le poste ; et maintenant nous mangeons en deux bordées, nous sommes entassés dans le poste le matin quand il faut nous débarbouiller ; heureusement l’Autorité a pris des mesures pour que nous soyons toujours chez nous ; de 11h à 4h il est défendu aux passagers de mettre les pieds dans le poste ; nous avons parmi eux un jeune ingénieur des Arts et Manufactures sortant de l’Ecole Centrale, il est de Bourbon et va rejoindre sa famille ; les autres sauf un sont encore des écrivains de marine l’un d’eux est reçu avocat, à peine arrivé à bord, il a failli avoir une cause à plaider, un de nos matelots ne voulait pas faire la campagne, il n’a rien trouvé de mieux à faire que de jeter à la mer un des Pistolets du bord et d’aller immédiatement conter l’affaire au capitaine d’armes qui l’a bloqué sur le champ.
Aujourd’hui soir nous embarquons des bœufs et nous partirons dans très peu de temps. On nous chasse encore d’ici comme de Brest. C’est le Ministre qui veut nous envoyer prendre l’air ; pour mon compte, je demande aussi notre départ, j’ai froid dans ce pays ci, je ne serai pas fâché d’avoir un peu chaud ; dans quinze jours je pense que nous serons à Ténériffe, je vous enverrai de là une lettre et autant que possible, je tâcherai d’être aussi bavard qu’aujourd’hui ; je désire que la longueur de mes lettres puisse compenser leur rareté ; quand nous serons dans les pays étrangers je pense que les sujets de conversation ne me manqueront pas. Je crains de ne pouvoir aller à terre bien souvent, car mes petits achats terminés j’arriverai à Bourbon très pauvre et comme nous n’aurons pas 4 mois de navigation, je me contenterai d’aller voir la campagne, je n’approcherai pas des villes je les prendrai en horreur, m’imaginant que ce sont des lieux d’abomination et forcément j’irai apprécier la belle nature. J’avais déjà l’intention de le faire mais pas d’une façon aussi suivie. J’aurais désiré avoir une idée assez exacte de la campagne et des villes de nos Colonies. Si je le puis, je pense vous rapporter des souvenirs de Madère et du Cap.
J’ai l’intention bien ferme des prendre des croquis des notes, en un mot de rentrer en France avec des souvenirs vivants.
Je vais dessiner ci-contre quelques plans et coupes pour vous montrer comment nous sommes arrimés.
aaa chambres des officiers du navire
a’ chambre de l’officier des montres, les chronos y sont placés, j’ai mes entrées dans cette chambre et j’y ai placé une partie de mon trousseau
bbbb cabines de passagers, elles contiennent 4 couchettes, les passages de l’Etat-Major logent dans cette cabine
c chambre de mr l’aspirant de 1ère classe d chambre du chef de poste
f office de l’état-major f’ office des aspirants
p panneau de la cale à vin, c‘est l’ouverture par laquelle on pénètre dans la cale, elle est tenue fermée à clef
F four O boulangerie
T pied du mât d’artimon G pied du grand mât
L’espace qui est ombré à l’arrière est la Sainte Barbe, c’est l’endroit où est la barre du gouvernail, il est assez vaste pour qu’elle puisse se mouvoir librement. Comme elle se trouve à la partie supérieure du local, on l’utilise en y plaçant les caisses du commandant, l’argent pour les colonies et différents objets de chargement. On n’y met jamais de poudre, celle-ci est dans la soute placée dans la cale, c.a.d. en dessous du faux pont.
Je vous embrasse tous et sur les deux joues, il faut nous séparer, mais que ce soit à petite ou à grande distance cela revient à peu près au même ; je suis heureux soyez en convaincus, dormez sur les deux oreilles, et quand vous penserez à moi, ne voyez pas votre tocson [2] sec, au teint cadavéreux, mouillé, gelé, affamé vous seriez dans l’erreur, il est content, bien vêtu, les pieds dans ses sabots, il a des gilets de flanelle, des chemises de laine sur le dos, le ventre bien garni ; il travaille, il vous écrit de temps en temps, il vous sait en bonne santé et heureux. Patience donc dans un an j’irai vous voir, envoyez moi de grande lettres à Bourbon ou même au Cap par la voie anglaise. J’aurais bien aimé en avoir une ici à Lorient. Que Mimi persévère dans ses bonnes résolutions ; portez vous bien, adieu ; faites mes amitiés à nos parents, à mes amis, à toutes personnes qui vous demanderont de mes nouvelles.
Ch. Antoine
[1] Certains jours moins représentatifs seront résumés par Loïc en raison de la longueur du journal
[2] Tocson : (Québec) au figuré, personne têtue, rude, obstinée (fr.wiktionary.org)