L’Isba, c’est le nom de ces maisons de bois dont les Russes raffolent et dans lesquelles ils aiment se cacher pour oublier les vicissitudes de la vie mais aussi pour cultiver à l’entour de quoi améliorer l’ordinaire quotidien. À Moscou intramuros, il n’en existe sans doute plus beaucoup mais dans les années 70, certaines subsistaient encore, habitées par les anciens que le régime soviétique, pourtant peu enclin à la pitié, n’osait mettre à la porte.
Mais le dîner dont je veux vous parler ne s’est pas du tout passé dans une isba moscovite, mais dans un restaurant chic de la banlieue ouest de Houston, Texas.
Dans cette ville où nous avons habité plusieurs années, nous avions quelques amis avec lesquels nous partagions des souvenirs communs, dont ceux de l’URSS où chacun de nous avait séjourné plus ou moins longtemps. Il y avait deux astronautes Français [1] qui avaient habité la cité des étoiles aux environ de Moscou, un informaticien de génie, américain, son épouse, Française et polyglotte (le russe faisant partie de sa panoplie de langues), mon épouse et moi-même qui avions séjourné quatre années brejnéviennes à Moscou même. Un jour, à la maison, nous avons décidé d’un commun accord d’aller passer la soirée à l’Isba.
Ô nostalgie, quand tu nous tiens …
Arrivés tous ensemble à notre rendez-vous, nous sommes accueillis par le patron qui nous assigne une bonne table et, nous entendant parler Français, engage aussitôt la conversation dans une langue de Molière parfaite et quasiment sans accent, ce qui bien sûr nous met en confiance. Mais surtout ça nous laisse fort perplexes : dans le sud profond des USA, au Texas, trouver un francophone aussi doué est une chose rare ! Notre curiosité piquée au vif, c’est tous ensemble que nous posons la question : mais où donc avez-vous appris un français si parfait ? Réponse immédiate de notre interlocuteur : moi? mais à Shanghai ! Devant notre étonnement fort compréhensible, cet homme, tout en surveillant le bon déroulement du service de son grand restaurant, nous raconta sa vie.
Fils de Russes blancs fidèles au Tsar, sa famille comme beaucoup d’autres avait fui avec l’armée de Koltchak [2] devant l’avance des Bolcheviks lancés à leur poursuite. La menace se faisant de plus en plus forte, ils n’eurent de cesse de fuir vers l’est, pour arriver en Chine jusqu’à Shanghai où ils étaient assurés de trouver refuge dans la zone internationale de la ville. Plusieurs concessions existaient : anglaise, allemande, française, américaine, et c’est tout naturellement que sa famille se réfugia chez les Français, les Russes de bonnes famille en connaissaient la langue. C’est donc chez les pères maristes que notre hôte fut mis à l’école.
La guerre va tout bouleverser, l’arrivée des Japonais d’abord, puis des Communistes en 1949, et la famille se disperse. Que sont-ils devenus ? Nous ne le saurons pas. En revanche notre hôte avait choisi de parcourir le monde et, pour assouvir son désir, il s’engagea dans les Cosaques du Don, groupe de chanteurs qui fit fureur dans le monde entier dans les années 50. C’est en Amérique du Sud que finalement notre restaurateur trouvera l’âme sœur, et c’est en Colombie qu’il s’installera pour quelques années. La distance entre la Colombie et le Texas n’est pas énorme pour un globe trotter comme lui, et c’est donc à Houston qu’il finira par poser son sac.
Le repas s’éternisait mais nous étions tellement absorbés par son récit que nous ne voyions pas le temps passer. La discussion allait bon train passant du français au russe et à l’anglais, quand, finalement, cet homme se proposa de nous chanter quelques airs russes si nostalgiques. Il se mit au piano, et dès les premières notes nous sommes restés sidérés : une voix de baryton exceptionnelle emplissait la salle du restaurant, personne ne pouvait rester indifférent à cette voix, nous étions figés sur place !
Mais la soirée tirait à sa fin, et les distances sont grandes au Texas, la route du retour vers down town était longue. Ce furent donc des « au-revoir » à la russe qui nous séparèrent, pleins de nostalgie.
Et pourtant nous n’avons jamais connu son nom et nous ne sommes jamais retournés à l’Isba … Pourquoi donc ?
La vie est ainsi faite, heureusement les souvenirs restent.
[1] Jean-Loup Chrétien et Patrick Baudry
[2] Alexandre Vassilievitch Koltchak, amiral qui prit la tête des armées de la Russie blanche et qui finira fusillé à Irkoutsk en 1920. Il sera réhabilité au début du XXIe siècle (Wikipédia)
Voyage précédent : Souvenirs de Moscou Voyage suivant Mathilde la Banquière
Mon frère s’est trompé car à Moscou sous l’ère soviétique c’était la datcha qui relevait des privilèges des favorisés du régime soviétique. Pas la peine d’avoir passé 4 ans chez les Soviets ! Yves l’a réalisé après coup et s’en excuse…
Bonjour Loïc,
Je n’ai pas compris ta remarque. Ton frère décrit bien des maisons en bois, de style cabanes de jardin avec un petit potager, que l’on voit encore dans les environs de Moscou et que l’on nomme effectivement Isba.
La Datcha est effectivement également une habitation en bois mais de style plus cossu, de vrais maisons de campagne réservées aux plus aisés ou favorisés…
Peut-être que le restaurant en question s’appelait Datcha et non Isba ?