Souvenirs de Moscou – Yves Antoine

Le frère de Loïc nous fait partager un souvenir de l’un de ses nombreux voyages (les prénoms * de l’héroïne et de sa fille ont été changés).

Marie L’aventurière

C’est un coup de fil de Annette * qui nous apprit la disparition de Marie *. C’était pendant l’hiver 1977, janvier ou février, je ne sais plus, l’hiver russe est rude long et sévère, et celui-ci le fut plus que tout autre. Il fut fatal à nombre d’aînés. Marie, dont nous allions fêter les 87 ans ne fut pas épargnée, elle succomba à une épidémie de grippe qui sévissait en URSS et qui, liée au froid intense, décima la population aux alentours de Moscou.

Un bus crachotant et toussoteux des services funéraires de la ville de Moscou nous conduisit jusqu’au crématorium désigné par ces mêmes services, où devait avoir lieu l’incinération. Oh! nous n’étions pas nombreux, la famille réduite à deux personnes. Annette et son père (fils de Marie), peut être deux ou trois amies russes, deux représentantes de l’ambassade de France (Marie y avait travaillé plusieurs années) et mon épouse et moi-même. La cérémonie fut simple, rapide, pleine de retenue et très recueillie; une personne, responsable des lieux, ou tout au moins du déroulement de la crémation, fit une petite allocution, et nous invita à nous à nous recueillir auprès du cercueil, nous l’aurions presque entendu de nous dire de prier…ce qui, bien sûr, n’était pas tout à fait dans la droite ligne soviétique… Puis le cercueil fut fermé, Marie disparut derrière un rideau métallique…un grand silence succéda à la musique de fond, Marie nous avait quitté définitivement.

Sur la route du retour, (il y avait 2 heures de route pour revenir au centre de Moscou), la vie de Marie défila dans nos pensées, et nous regrettâmes amèrement de n’avoir pas enregistré les discussions que nous nous avions eues avec elle, dans son petit jardin entourant sa datcha ; elle en était propriétaire depuis toujours, et en louait une partie pour quelques revenus supplémentaires. Marie nous racontait sa vie, incroyable aventure d’une petite bretonne, Marie Guegan, qui avait passé 65 ans de sa vie en URSS !

Marie avait vu le jour aux confins du Léon et de la Cornouaille, dans un petit village non loin de Plougastel-Daoulas, le 14 juillet 1890. Depuis l’implantation de la culture des fraises (importées d’Amérique du Sud) la région était prospère et les familles de cultivateurs, mais aussi pêcheurs, vivaient bien. Celle de Marie ne faisait pas exception, et en cette fin du 19e siècle, sa vie était toute tracée : école primaire, puis secondaire éventuellement, puis on fondait une famille, et la femme au foyer que devenait la plupart des jeunes filles de la région, s’occupait de son petit monde : mari, enfants (on en faisait beaucoup à cette époque) maison, etc… Marie, bercée aux sons des histoires d’aventure de la famille (beaucoup d’hommes étaient partis en Amérique, certains revenaient très riches, mais pas tous !) qui partaient comme marins et parcouraient le monde. Marie, très attirée par ces vies d’aventures, rêvait d’autre chose que de cette vie conventionnelle et monotone toute tracée. Les récits de tous ces aventuriers, frères, oncles, etc. qui avaient parcouru le monde sur ces trois mats au long-court, certains revenus fortune faite, ou ruinés mais heureux de leurs aventures, tout cela hantait son esprit.

Coup de tonnerre dans la famille, une cousine partait comme gouvernante dans une famille bourgeoise de Varsovie. Le sang de Marie ne fit qu’un tour, et elle se jura de faire mieux que la cousine. La chance se présenta un été où elle fit la connaissance d’une famille russe venue passer les vacances sur une plage réputée de la région. Un courant de sympathie s’installa entre eux, et finalement on lui proposa de venir à Moscou pour s’occuper des enfants de la famille, le même travail que la cousine… mais plus loin, en Russie ! La réponse ne se fit pas attendre, et c’est ainsi que Marie quitta sa Bretagne en 1912, elle avait 22 ans et l’esprit plein de rêves et d’aventures. Elle ne savait pas ce qui l’attendait…Avait-elle deviné que c’était un aller simple ? J’en doute. Avait-elle deviné qu’elle passerait 65 ans de sa vie dans ce pays et qu’elle y mourrait ? J’en doute aussi. Les tempêtes et les convulsions irréversibles qui allaient ébranler la Russie et changer la face du monde auraient certainement modéré ses ardeurs, pour peu qu’elle en eût le pressentiment.

Ses premiers moments en Russie furent la réalisation de ses rêves : une vie bourgeoise très aisée, elle devait s’occuper des enfants de la famille comme gouvernante française, elle avait son propre logement indépendant de la maison des maîtres, sa propre calèche, et avait une grande liberté de mouvement, ce qui lui permit de rencontrer celui qui allait devenir son époux. Directeur d’une école primaire, il devint rapidement le protecteur de Marie qui, dans la tourmente qui allait suivre l’entrée en guerre puis l’arrêt des hostilités de la part de la Russie. La famille dans laquelle elle vivait, ayant senti venir le vent, s’était dispersée à travers le monde, laissant Marie désemparée, sans beaucoup de ressources, bref dans une situation plus que précaire. Sa relation suivie avec ce directeur d’école lui sauva certainement la vie, car Marie traversa la tourmente de la révolution, de la guerre civile, de la famine, la chasse aux kulaks [1], puis pour achever le tout, la féroce répression qui se termina par la grande purge de 1936. Tout cela sans que Marie n’en souffrît trop, elle avait même pu faire plusieurs voyages en France pour revoir un peu de famille. Le dernier se fit en 1934.

Puis vint la guerre de 40, qui vit au départ cette alliance contre nature entre Hitler et Staline, alliance qui mettait Marie dans une situation délicate puisque française de naissance et de nationalité (Marie n’a jamais voulu prendre la nationalité soviétique, ce qui lui aurait fait perdre sa nationalité française), elle fut vite considérée comme suspecte et soupçonnée d’espionnage. Son mari et son fils, mobilisés dès le début du conflit, ne lui étaient plus d’aucun secours. Arrêtée, Marie fut déportée dans un camp de  » réfugiés  » à Karaganda, dans le Khasakstan, à près de 3000 km de Moscou. Le voyage dura presque un mois compte tenu de nombreux arrêts obligatoires, pour laisser passer les convois prioritaires allant vers le front. Le camp de Karaganda n’était pas un camp de travaux forcés comme ceux de Sibérie, les conditions de vie n’étaient pas faciles certes, mais pas inhumaines, quoique très spartiates. De toutes façons Marie n’était pas habituée au luxe, ou tout au moins en avait perdu la mémoire. En fait, le plus dur était que l’on ne pouvait y exercer aucune activité dirigée. Marie, loin de se laisser aller, se rappela les activités manuelles de son enfance auxquelles on s’attelait pendant les hivers bretons, en particulier la dentelle au crochet, très populaire puisque les coiffes bretonnes étaient ainsi faites. Marie n’avait pas oublié. Avait-elle apporté son matériel ? Je ne sais pas, mais ce que je sais, c’est qu’elle devint très vite populaire, et toutes les femmes du camp venaient voir Marie travailler, y compris la femme du directeur du camp. Cette dernière se prit de sympathie pour Marie, et de fil en aiguille, c’est le cas de le dire, finit par faire libérer Marie, qui ne put néanmoins revenir à Moscou, mais fut assignée à résidence à Gorki,où elle attendit la fin de la guerre.

La chance voulut que son époux et son fils reviennent tous les deux du front. Compte tenu des millions de morts sur le front de l’ouest (le front de l’est pour nous) on peut considérer que ceux qui en revinrent étaient chanceux. Le fils reprit ses études et devint rapidement chirurgien, et son époux se mit à la recherche de Marie avec l’aide de l’ambassade de France (Marie était toujours Française et avait travaillé à l’ambassade). Retrouvée finalement, Marie fut autorisée à revenir à Moscou, tout est bien qui finit bien pouvait-on croire. Hélas, les privations et les conditions de vie au front eurent malheureusement raison de la santé de son époux, qui disparut rapidement après cette nouvelle réunion de la famille.

Le fils se maria, eut une fille Annette, puis divorça, se remaria et divorça encore, bref Annette fut élevée par sa grand-mère, ce qui explique l’excellent français que Annette parlait, mais avec des intonations qui rappelaient fort la Bretagne natale de Marie !

La pension de son époux défunt,ne suffisait pas et Marie prit donc de nouveau un travail à l’ambassade de France, et à cette époque les postes de téléphonistes revêtaient une importance particulière : surveillés des deux côtés, il fallait du personnel sûr et de confiance. Marie travailla 15 ans après la guerre puis prit sa retraite et se retira dans sa modeste datcha, qui se trouvait dans le grand Moscou (sans doute disparue aujourd’hui). C’est là que nous fîmes sa connaissance, et que la vie de Marie nous fut révélée lors de nos discussions, à sens unique d’ailleurs, c’était tellement passionnant de l’entendre parler de sa vie de façon très calme, comme si cette vie eût été quelconque. Pourquoi ne pas l’avoir enregistrée ? Oubli, pudeur, un peu des deux…

C’est là qu’elle s’est éteinte, fatiguée de cette vie trop longue,de ces hivers trop froids et trop longs. Oui, maintenant je me souviens, c’était le 11 Janvier 1977. Quelqu’un ayant appris la nouvelle, se rendit au presbytère de son village natal et au registre des naissances du mois de juillet 1890, à la journée du 14, où était signalé  » MARIE GUEGAN née le 14 Juillet  » ajouta :  » décédée à Moscou, URSS le 11 Janvier 1977 [2]

Annette, en 1986, émigra avec sa famille. Après beaucoup de difficultés, ils arrivèrent à Toronto au Canada où ils sont toujours je pense, car nous n’avons plus de contact… dommage !

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[1] Kulak (ou Koulak) : Après la révolution russe, les paysans réfractaires à la collectivisation furent expropriés au profit de kolkhoses et déportés ou incarcérés (résumé succinct à partir de Wikipedia – agm)

[2] : mes parents qui nous avaient rendu visite en 1975 ou 76, avaient rencontré Marie, lors d’une visite que nous lui faisions régulièrement ; Bien sûr, l’émotion fut forte de rencontrer cette bretonne de 86 ans qui vivait toute seule dans sa datcha. C’est eux qui, lorsque je leur appris le décès de Marie, allèrent au village à coté de Plougastel pour y faire inscrire cette motion.

 

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1 réponse à Souvenirs de Moscou – Yves Antoine

  1. Daniel Latrouite dit :

    Dans la famille Antoine, écrivains et voyageurs, je demande Yves …
    Cet extrait donne envie d’en connaître plus sur la vie de Marie. Ce ne sera pas possible et c’est bien dommage. En tout cas merci à Yves.

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