Le second voyage de Charles Antoine sur la Sibylle – 1864-65 – 18e extrait

Charles-Antoine écrit à son frère Émile, en mer d’abord puis de Papeete où la Sibylle est enfin arrivée. En ces temps de tweets et de SMS, il est intéressant de voir les relations entre deux frères au XIXe siècle.

Mon cher Émile

Tu ne saurais croire combien je suis impatient d’avoir de tes nouvelles ; il me tarde d’apprendre quelles sont tes occupations et comment tu trouves la vie de rapin [1], car tu l’es presque. Quant à l’existence j’imagine que tu dois la filer bien agréablement près des parents et amis et à si petite distance de Lunéville. Je viens de m’amuser à relire les dernières lettres que j’ai reçues, elles me donnent des nouvelles assez anciennes puisque la date qu’elles portent est de la fin de décembre mais elles m’intéressent beaucoup. C’est une récréation dont j’use de temps en temps quand je veux me mettre de belle humeur ; ainsi je ne relis jamais l’histoire que papa m’a racontée au sujet de ton la Prise sans rire comme un fou ; j’aime bien aussi à me tenir au courant des us et coutumes des pigeons de grand-père et il m’arrive parfois de souhaiter leurs couvées dans notre marmite où elles remplaceraient avantageusement notre pauvre pitance.

Commences-tu à te guérir de la folle passion par laquelle papa te dit subjugué ? Où diable as-tu été chercher cette idée-là ? Il ne m’a pas peu amusé quand j’ai lu sa lettre. J’aime beaucoup le voir écrire dans ce style-là, c’est une preuve qu’il est content et heureux et que tout va bien au pays.

Je suis très reconnaissant au Commandant de la bonté qu’il a eue de me donner une chambre, c’est un abri où je suis toujours maître de mes actions et où je me réfugie quand un importun m’ennuie quelque part ; la vie en commun et je veux parler de celle des collèges et écoles est parfois pénible parce qu’on éprouve de temps en temps de petits ennuis qui font désirer la solitude ; à bord d’un navire plus encore que partout ailleurs on apprécie beaucoup la possession d’un réduit où l’on est son maître. Ma chambre a été inhabitable pendant quelques temps et je crois qu’il faudrait l’attribuer à l’idée ingénieuse qui me vint un jour de payer à déjeuner de la pâte phosphorée à une famille de rats qui voulait partager mon domicile ; on m’avait dit que ce poison les momifiait sans les laisser entrer en putréfaction ; je crois que c’est inexact car quelques jours après le repas librement offert par moi à mes compagnons on sentait des parfums qu’on ne pouvait confondre avec ceux d’Arabie. Cette mauvaise odeur a disparu et alors dans les gros temps j’ai fait de l’eau, j’étais presque forcé de mettre des bottes dans ma chambre ; dans les deux cas je me suis décidé à reprendre mon hamac et je m’en suis si bien trouvé que je ne le quitterai plus, je couche à la porte de chez moi de sorte que j’ai maintenant salle à manger c’est le poste commun, cabinet de travail, de toilette (ma chambre) et chambre à coucher ; je me garderai donc bien de me plaindre.

Nous achevons une traversée interminable qui a été très dure ; nous sommes partis de Port de France le 5 avril, n’ayant pu doubler la Nouvelle-Zélande par le Nord parce que les vents continuaient à souffler de l’Est le Commandant pris le parti de la contourner par le Sud, de sorte que pour aller d’un pays situé par 22° de latitude sud à un autre qui se trouve à la même hauteur et qui n’en est séparé que par la mer nous avons dû en plein hiver par ici aller courir jusque par 48°, c’est la latitude de la Manche, or la saison n’y est pas agréable et de plus à latitudes égales il fait plus froid dans l’hémisphère sud que dans l’hémisphère nord ; nous avons eu beaucoup de gros temps, de la pluie, du froid et 48 jours sur 49 la mer grosse ou au moins houleuse ; oh, quelle vilaine patrie que cette Nouvelle-Zélande, et ce n’est certainement pas là que j’irai manger ma retraite. Nous avons fait des coups d’audace qui font honneur au Commandant Mottez, plus d’une fois la frégate a porté une voilure effrayante et la nuit et le jour, nous n’avons rien à nous reprocher si nous arrivons en retard et après l’époque fixée ; c’est aux vents qu’il faut s’en prendre ils sont très souvent contraires, si par hasard ils nous mettent en route alors nous avons une grosse mer debout qui est le reste du mauvais temps de la veille ou le résultat d’un fort vent régnant à quelque distance. Malgré les contrariétés on vit très heureux à bord et tout le monde ici du plus grand au plus petit attribue son petit bonheur aux qualités de notre Commandant ; plus on va plus on s’attache à lui, la frégate perdra beaucoup sous tous les rapports quand il la quittera. L’autre jour, non content de me prêter ses instruments pour observer, il est venu me donner une leçon d’une grande demi-heure ; sur cinquante officiers supérieurs on n’en trouverait pas deux poussant aussi loin l’amabilité. La paix la plus calme règne à bord, plus de querelles comme l’an passé, chacun à sa place prend le ton qu’il est convenable qu’il prenne, le service se fait très agréablement et par suite fort bien.

Cependant nous ne sommes pas fâchés de voir Taïti où nous espérons arriver à la fin de la semaine ; nous y prendrons une vingtaine de jours d’un repos bien mérité et que la perspective d’une traversée de 90 ou 100 jours nous rendra plus agréable encore. Il est probable que nous irons de Papeete à Brest directement, comme j’ai grande envie de revoir la France le plus tôt possible je prendrai facilement patience car nous ferons route pour la meilleure des relâches.

 

Rade de Papeete, le 5 juin 1865

Enfin et non sans peine nous sommes arrivés le 31 mai, le courrier partait le lendemain on allait fermer les paquets, je n’ai pas pu t’envoyer ma lettre ; je profite du départ pour Brest de la frégate l’Isis qui, partie bien après nous, nous a rattrapés en gagnant un mois et demi sur la Sibylle. Comme on dit aux innocents les mains pleines. Je me console et lui souhaite de porter nos lettres le plus vite possible en France. J’ai reçu ta lettre du 24 janvier, tout ce que tu m’as raconté m’a beaucoup intéressé, je suis heureux de voir que tu t’es fait vite à ton nouveau genre de vie ; bonne chance dans tes études ; avec une bonne santé c’est tout ce qu’on peut te souhaiter puisque tu te trouves bien casé et surtout en si bonne compagnie. Fais mes amitiés à Cabasse, à son cousin, à Vidil et dis leur que je suis désolé de nous voir si peu favorisés parce que je n’arriverai en France qu’après la Saint-Luc.

Je ne connais pas de monsieur Lavigerie enseigne mais j’ai vu à Taïti un pharmacien de la marine portant son nom que Charpentier a peut-être pris pour un officier. J’ai revu le pays de Pomaré[2] avec beaucoup de plaisir, je m’y trouve au mieux et suis enchanté de la décision qu’a prise le commandant d’y rester jusqu’au 20 de ce mois. Je n’ai pas encore été voir ma vieille amie la Reine et il est probable que nous ne nous amuserons pas comme avec le père Pouget ; mais nombre ne le regretterons pas pour cela; dans tous les cas nous n’en passerons pas moins des jours fort heureux dont nous emporterons un bon souvenir.

Dans un mois et demi nous serons au Cap Horn et il fera rudement froid, si nous le doublons rapidement nous ferons route pour Brest, sinon nous relâcherons à Sainte-Hélène. Notre arrivée à Brest est pour le 1er novembre ou dans les environs.

On dit qu’on désarme presque toute la flotte et que les députés sont las de nous payer ; il paraît alors qu’on doit avoir facilement des permissions et même des prolongations. Quels aimables hommes que ces représentants de nos vœux les plus chers !

J’écrirai encore en France par le prochain courrier, ce sera le tour de Cabasse ; embrasse le pour moi, ma lettre est un peu une réponse à la sienne. Dis-lui que je n’ai rien reçu de lui en Calédonie.

Je t’embrasse de tout cœur,

Ton frère Ch. Antoine

Je te charge de mes civilités pour les Parisiens.

Donne de mes nouvelles, je n’écris qu’à l’oncle Ferry[3] à Paul et à toi par cette voie.

[1] Apprenti dans un atelier d’artiste peintre ; Émile Antoine (1845-1927) est devenu architecte.

[2] Pomaré IV (28 février 1813 – 17 septembre 1877), qui appartenait à la dynastie tahitienne des Pomaré, fut reine de Tahiti, Moorea et dépendances de 1827 à 1877, d’abord sous l’influence des missionnaires britanniques, puis sous le protectorat français.

[3] François marie Antoine Ferry (1809-1899) marié à Charlotte Félicité Antoine (1809-1873).

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