Le second voyage de Charles Antoine sur la Sibylle – 1864-65 – 23e et dernier extrait

La Sibylle en route pour Sidney - le 10/021865 - Croquis Charles Antoine

La Sibylle en route pour Sidney – le 10 février 1865 – Croquis Charles Antoine

C’est la fin du voyage de Charles Antoine. On ressent l’anxiété de l’équipage, surtout lorsque le vent refuse au dernier moment.

Charles Antoine a évolué au cours de ce deuxième voyage. Ses projets ne sont pas encore totalement définis mais les deux journaux qu’il a laissés restent de très riches témoignages de la vie à bord d’une frégate à voile au XIXe siècle.

30 août 1865

Tout va bien, nous nous rapprochons de Brest en faisant à peu près cinquante lieues par jour ; nous avons l’espoir de terminer heureusement notre voyage et il est probable que nous arriverons en France avant le 15 septembre.

Aujourd’hui nous avons dépassé le parallèle du détroit de Gibraltar, demain nous ne serons pas loin des Açores, voilà des noms géographiques qu’on prononce avec plaisir.

Depuis un mois nous faisons une navigation bien agréable, pas de pluie, pas de chaleur étouffante, pas de calme, pas de grosse mer et toujours en route ; que peut-on demander de plus. C’est une juste compensation aux misères que nous avons supportées dans les mois précédents ; je me rappelle n’avoir pas fait un quart sans pluie entre Port de France et Taïti, ou du moins je compterai facilement ceux où je n’ai pas eu besoin de manteau en caoutchouc.

Ce beau temps arrive du reste bien à propos, nos voiles commencent à demander merci ; surtout les cacatois, les perroquets et les huniers ; il y en a dont on pourrait faire du linge à pansement à l’arrivée tant elles sont usées. Depuis vingt jours environ on a réparé cinq fois le clin foc (celui qui est le plus à l’avant), et chaque fois il y a eu cinq ou six heures de travail pour les ouvriers.

Un de nos passagers vient de perdre la raison sans qu’on sache à quel propos. C’est un soldat de la compagnie de Taïti qui s’est très bien porté jusqu’ici au dire de ses officiers ; il a eu dernièrement une espèce d’attaque de je ne sais quoi et depuis il a la tête à l’envers. Il veut tout jeter à la mer, c’est du reste son seul défaut, il n’est pas encore méchant, on le laisse circuler en se contentant de le faire accompagner ; le chirurgien-major croit que sa folie ne sera que momentanée.

Il craint depuis un ou deux jours de ne pas arriver en France avec tout son monde ; un caporal de la même compagnie atteint de phtisie lui inspire des craintes ; sa maladie a fait des progrès très rapides en quelques jours. Voilà un pauvre diable qui a bien peu de chance, il revient à Brest où est sa famille après cinq ans et demi d’absence et, sur le point de voir la terre, il va se laisser mourir.

Comme les vents nous ont moins poussés dans l’Ouest que l’année dernière, nous n’avons pas rencontré autant de raisins du tropique [1] que dans la dernière campagne ; nous n’en avons vu que fort peu ; j’avais l’intention d’en faire pêcher pour recueillir quelques petites coquilles pour le vieux Cabasse ; je n’ai encore rien pu ramasser.

On se prépare pour l’arrivée ; les maîtres font l’inventaire du matériel qu’ils ont à charge ; ils s’apprêtent à rendre leurs comptes dans le port. On dresse des listes des objets à remplacer, à réparer de celles consommées ou perdues. On bouchonne un peu la frégate, on voulait la peindre à l’intérieur, mais malheureusement il ne reste plus de peinture en magasin. On se contente d’approprier, on brique, on lave, on frotte, on noircit un peu le gréement en passant une légère couche de goudron sur les parties des manœuvres dormantes qui ont blanchi.

Cette pensée de l’atterrissage m’occupe constamment, je ne fais plus rien, je regarde ma carte plusieurs fois par jour pour mesurer la distance qui nous reste à parcourir, j’ai déjà préparé la carte de l’entrée de Brest. Nous éprouvons tous le besoin d’avoir des nouvelles de nos familles ; songez que les dernières que j’ai reçues de vous sont datées du 29 janvier.

Nous aurions voulu passer près d’un navire venant d’Europe par un jour de petite brise ; peut-être aurions-nous pu rester à petite distance assez longtemps pour avoir des nouvelles ; mais jusqu’à présent nous n’en avons rencontré qu’un ; et encore n’avons-nous pu rien savoir car nous courrions tous les deux vent de travers avec une vitesse de huit ou neuf nœuds ce qui fait que nous nous sommes éloignés aussi vite que nous nous sommes rapprochés. Nous allons arriver en retard de la moitié d’une année, pourvu que ce ne soit pas pour apprendre la nouvelle d’une guerre, d’une épidémie ou de calamités d’autres espèces.

Si nous en recevons de bonnes et des nôtres et de tous, nous nous livrerons volontiers au plaisir de manger de la verdure et de la salade. Demain nous aurons 70 jours de mer ; bien que, grâce à notre bonne chance ils ne nous ont pas paru longs, cependant nous commençons à trouver que c’est assez pour une fois et nos estomacs disent la même chose. Nous nous y attendions, nous n’avons pas été mal nourris ; mais les provisions qui datent de 2 mois et demi finissent par valoir le lard et les fayols.

2 septembre

Nous nous rapprochons rapidement de la France, aujourd’hui à midi nous avons pu porter sur la carte une journée de 91 lieues, c’est la première fois que je vois la Sibylle parcourir pareille route en un jour. On la mène dur, le Commandant ne veut pas perdre un instant ; on n’amène que quand les vergues ou voiles partent. Hier à 10 heures du matin, notre vergue d’un grand perroquet s’est cassée en deux en déchirant sa voile ; la brise était très fraîche et il y avait de fortes rafales ; on savait même la vergue déjà craquée ; on n’y toucha que pour l’arrimer sur le pont quand elle eut refusé tout service. On n’eut pas trop de peine à se rendre maître des deux morceaux et de la voile ; en moins d’une heure les gabiers avaient débarrassé le gréement de ces débris. Je n’avais pas encore vu d’avarie de cette espèce, je m’étais figuré la chose bien plus grave qu’elle n’est ; cependant je crois que dans un mauvais temps les matelots doivent avoir beaucoup de peine et courir pas mal de danger en pareil cas. Pendant la nuit dernière on a filé presque constamment 13 nœuds ; le navire a beaucoup fatigué, ses embarcations ont été compromises plusieurs fois et il a embarqué plusieurs tonneaux d’eau que des lames qui le choquaient par le travers faisaient rejaillir par-dessus le bord. Un navire un peu plus petit que la frégate eût littéralement navigué sous l’eau s’il eût porté la voilure que nous avions. Quand j’ai pris le quart à quatre heures j’ai été effrayé ne pouvant pas comprendre comment notre mâture était encore debout, puis je m’y suis fait peu à peu, une heure après la chose me parut presque naturelle.

Quand on apprit au commandant que le grand perroquet venait de se briser, il monta sur la dunette et donna aussitôt avec son grand calme l’ordre de gréer la vergue de rechange, d’enverguer la voile et de remplacer le plus tôt possible celle qui venait de manquer. Il donna quelques conseils pour faire ramasser les restes de celle qui pendait dans l’espace et il continua à fumer sa pipe.

Nous avons maintenant l’espoir de ne pas faire 80 jours de mer ; je crois que vous recevrez cette lettre avant le 10 septembre. Je m’attends à vous surprendre agréablement puisque vous venez à peine de recevoir celle qui vous annonce notre arrivée à Taïti ; nous aurons été plus vite que le courrier qui dans sa traversée d’aller met 90 jours.

Écrivez-moi bien vite, racontez-moi beaucoup de choses ; n’oubliez pas que depuis le 29 janvier je n’ai pas eu de nouvelles de vous, parlez-moi de tous nos parents et en leur faisant part de mon arrivée, dites leur mille bonnes choses pour moi. J’espère aller en permission peu de temps après l’entrée de la frégate à Brest, mais je ne crois pas pouvoir partir avant dix ou douze jours ; il faut que je sois présent à bord pour le désarmement, le lieutenant aura besoin de son aspirant de détail. Cette fois je me propose de hasarder une demande de prolongation ; le Commandant Mottez la fera peut-être agréer par le préfet maritime.

6 septembre

A midi nous étions à 80 lieues d’Ouessant ; depuis cinq jours nous vivons dans une anxiété terrible ; la brise est très variable et très inégale, d’après les indications du baromètre et sa manière de tourner on craint par moments de la voir passer à l’Est, alors les nez s’allongent, on commence à geindre ; « nous n’arriverons pas avant dimanche, dit l’un ; nous mettrons plus de 80 jours, l’Isis va nous gagner notre avance, etc etc… ». Puis tout à coup le vent change un peu, il vient plus de l’arrière, il fraîchit, quelqu’un vient du pont dans la batterie il annonce qu’on file 10 nœuds ; changement de décorations, les figures s’épanouissent on fait des projets, on écrit la carte du dîner qu’on s’offrira la première fois qu’on ira à terre, 1er plat salade, 2ème plat salade et jusqu’au dessert. On va se mettre à écrire des lettres, on met de l’ordre dans son bazar, on prépare le débarquement ; quelques heures après quelques fois on se calme et on redevient taciturne par suite d’un changement contraire.

Avant-hier nous avons rencontré une goélette française ayant le cap sur l’Amérique ; elle a hissé un pavillon de si bonne grâce que nous nous sommes dits aussitôt que la France n’était pas en guerre ; car dans le cas contraire un petit navire ne se hasarderait pas à montrer son pavillon à une frégate quelque peu inoffensive qu’elle paraisse. Nous avons aperçu bon nombre de navires se dirigeant sur la Manche, la Sibylle se trouve en ce moment dans d’excellentes conditions de marche, nous dépassons très rapidement tous les bâtiments qui font même route que la frégate.

Hier on a étalingué les chaînes des ancres, c’est de tous les préparatifs qu’on fait à l’arrivée celui qui sent le plus la terre ; l’année dernière cette manœuvre avait été exécutée avec bien plus d’enthousiasme ; cette fois c’était les soldats de Taïti qui étaient de corvée ; ils n’ont pas mené la besogne bien rondement.

Le Commandant a l’intention de demander à entrer dans l’arsenal aussitôt après l’arrivée, s’il l’obtient ce sera une bonne affaire, nous serons à terre beaucoup plus tôt. Le Brave homme est bien content d’arriver, hier j’avais eu l’occasion d’aller chez lui ; il s’est mis à raconter de petites histoires de son pays et de sa famille, il riait pour un oui pour un non. Si nous trouvions sa nomination de Capitaine de vaisseau à Brest, il n’y aurait personne à ne s’en pas réjouir à bord ; le jour où il le quittera, s’il rend son commandement, ne sera pas des plus gais.

Bonsoir, je vais me coucher avec l’espoir d’être demain à la même heure bien près du goulet de Brest ; pourvu que le vent debout n’aille pas venir et nous le faire regarder trop longtemps ! À bientôt dans tous les cas.

7 juillet * (sic) à 8 heures du soir.  *(en fait, 7 septembre)

Ah ! Nous sommes jolis garçons ; après nous avoir fait craindre pendant plusieurs jours qu’ils viennent à l’Est les vents viennent enfin d’y passer, nous n’étions plus qu’à 20 lieues d’Ouessant, on espérait voir les phares cette nuit et mouiller demain matin, on avait déjà donné des ordres aux timoniers pour se faire réveiller dès qu’on verrait quelque chose et puis zut !!! Maintenant à quand l’arrivée ? Si nous sommes rendus dimanche ce sera encore de la chance. Avouez que c’est bête de faire 4 480  lieues avec bon vent et de l’attraper debout pour faire les vingt dernières. C’est pendant mon quart qu’il a commencé à tourner ; aussi on ne m’a pas épargné les compliments ; il y en a qui poussent la rigueur jusqu’à vouloir m’empêcher de monter sur le pont ; ils prétendent que je sers d’épouvantail au vent.

Crénom de tout ce que vous voudrez, est-ce embêtant ? Je vais faire mon ours jusqu’au retour de temps meilleurs, je dormirai toute la journée pour tâcher de tuer le temps. Voilà un cas où on sent la nécessité d’une machine à vapeur quelque petite qu’elle soit, avec son secours nous serions sûrs d’arriver demain malgré le vent.

On a fait plusieurs sacrifices à Neptune ou à Saint-Pierre ; l’un et l’autre sont les protecteurs des marins le premier des païens le deuxième des chrétiens ; on a jeté des balais, de vieilles casquettes à la mer ; on en a même lancé une à l’eau avec un mât et une voile ; on attend l’effet de ces actes de piété. Je crois qu’il vaudrait mieux jeter à l’eau une ou deux des malles que les impatients ont fait dès aujourd’hui, ce sont ceux-là qui sont cause de notre malheur.

Derniers mots du journal de Charles Antoine - 08/09/1865

Derniers mots du journal de Charles Antoine – 08 septembre 1865

Il paraît que ce brave St Pierre a eu pitié de nous. (8 Septembre)

 

[1] Algue sargasse.

Intro au 2e voyage de Ch. Antoine          Second voyage de Charles Antoine – 22e extrait

Introduction au 1er voyage de Ch. Antoine

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2 réponses à Le second voyage de Charles Antoine sur la Sibylle – 1864-65 – 23e et dernier extrait

  1. Daniel Latrouite dit :

    Oui oui, ce sera un grand plaisir d’avoir de nouveaux rendez-vous hebdomadaires avec Charles, de retrouver cette chronique sur la marine à voile au XIXème riche en informations techniques mais qui renseigne aussi sur de nombreux autres facettes de la vie à cette époque … pas si lointaine.

  2. Loïc Antoine dit :

    Si les aventures de Charles Antoine vous intéressent, j’ai encore son commandement du Boursaint 20 ans plus tard, devant Madagascar alors qu’il était lieutenant de vaisseau (1883-1884). Le Boursaint est un trois-mâts équipé d’une machine à vapeur.
    Pour cela il faut réviser la « colonisation de Madagascar « , la présence permanente des Anglais et de leur Marine urbi et orbi. Charles s’ennuie ferme pendant ce commandement, mais il y a des épisodes savoureux !

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