25 octobre 1864
Je me lève. J’ai mal dormi, il commence à faire trop chaud ; ne croyez pas pourtant que j’ai passé une nuit blanche, j’entends par mal dormir se réveiller six ou sept fois pendant la nuit.
Notre navigation se continue le plus agréablement qu’il est possible ; il serait difficile de profiter de meilleures circonstances. Et pourtant nous avons beau faire nous n’arrivons pas à couper la ligne en aussi peu de temps que nous l’avons fait dans le voyage précédent ; il faut bien en prendre son parti, on ne peut toujours être aussi heureux. Du reste j’entendais dire récemment que sous le rapport des vents Monsieur Mottez a rarement été favorisé, nous verrons par la suite si le fait est exact. Il nous a annoncé qu’à propos de l’éclipse de soleil que nous allons voir prochainement il nous fera faire des calculs très longs et très intéressants ; pour le moment j’en fais en moyenne pendant trois heures de la journée, cela m’amuse assez et me fait passer mon temps très vite et agréablement.
Depuis un mois j’ai appris avec nos deux commandants plus que je n’en apprenais pendant deux de la campagne dernière sous le rapport hydrographie et navigation. Pour ce qui est de la manœuvre surtout par beau temps je suis ferré à glace [1], je commence à avoir confiance en moi sans y mettre trop de présomption je crois.
Dans la journée du 23 nous avons rencontré plusieurs navires qui semblaient faire route pour le Sénégal ; il paraît qu’on commence à y faire un commerce d’échange assez actif. Hier nous sommes passés en vue de la plus occidentale des îles du Cap Vert, San Antonio [2]; le Commandant s’en est tenu à bonne distance craignant de trouver des calmes s’il allait se loger entre les îles du groupe ; la couleur de l’eau de mer dans ces parages est un peu en harmonie avec le nom du Cap, elle n’est pas bleue indigo comme d’habitude. Je lui trouve une teinte verte semblable à celle du verre des bouteilles ; pendant la nuit elle est très phosphorescente, le sillage de la frégate est d’un blanc laiteux même pendant les nuits les plus noires. Nous ne voyons plus de raisins des tropiques [3], nos amis les poissons volants se remontrent. Sauf un banc de thons que nous avons aperçu dernièrement, ce sont les premiers poissons que nous rencontrons, depuis le départ la surface de la mer ne nous a rien présenté de bien remarquable.
26 octobre
Toujours très beau temps ; on est en train d’installer un système nouveau avec lequel on pourra prendre instantanément et en n’envoyant dans la mâture que 3 ou 4 hommes les ris du perroquet de fougue (le hunier du mât d’artimon). Nous avons passé toute la journée d’hier sans voiles à ce mât, nous n’en avons pas moins atteint une vitesse de neuf nœuds ; nous n’avions plus de toiles qu’aux autres, mais on y avait mis tout ce qu’ils pouvaient porter. Monsieur Mottez laisse aux officiers de quart une très grande latitude, ceux qui sont hardis peuvent faire à leur guise et mettre tout au vent ; tant qu’ils ne compromettent rien le Commandant laisse faire ; ceux qui au contraire sont prudents ou peureux ne portent de leur quart que ce qu’ils veulent, il n’intervient pas non plus à moins qu’on ne dépasse de sages limites. Il aime la simplicité en tout et évite à tout prix de chercher l’occasion de jeter un voile de mystère sur les choses de notre métier ; pour ce qui est des observations, des calculs de la conduite des montres il pense de même ; il ne veut pas qu’on aille chercher midi à quatorze heures dans des méthodes savantes ou dans des formules effrayantes de longueur et de complication ; les plus courtes et les plus simples sont les meilleures. Il tient à nous faire voir à nous débutants que le but que nous avons à atteindre n’est pas hors d’atteinte et nous engage par-là à tâcher d’y arriver. Ce qu’il a surtout de remarquable c’est son calme en tout et l’égalité de son caractère.
Jusqu’à présent tout le monde s’accorde à se louer de ses bons procédés ; cette fois quand il débarquera je perdrai au change, aussi je doute fort que je n’emboîte pas le pas derrière lui. Chaque jour, il invite l’un ou l’autre à manger avec lui, on va chez lui comme on se trouve, il nous met à l’aise tout de suite par sa façon d’agir et on cause comme de vieilles connaissances. Quand le premier chef donne le bon exemple à bord, tout s’en ressent ; nous ne verrons pas cette année les scènes scandaleuses qui se sont passées en plein jour sur le pont de la « Sibylle » ; chacun respectera le bord habité par un commandant qui le respecte lui-même.
29 octobre
Depuis trente-six heures, nous sommes dans le pot au noir ; que Dieu vous préserve d’en faire la connaissance un jour ; quand il ne fait pas calme plat, il pleut et il vente à décorner les bœufs ; le ciel est constamment couvert et presque toujours à un ou plusieurs points de l’horizon on voit se préparer de gros grains noirs qui promettent tous les agréments d’un mauvais temps de quelques heures.
Pendant la nuit dernière on en a reçu un qu’il a fallu saluer en amenant les voiles hautes sous une pluie torrentielle ; on a été obligé de mettre dans des bailles les effets des hommes de quart pour attendre le moment où on pourrait les faire sécher. Quant à la chaleur n’en parlons pas, par compensation elle est insupportable ; heureusement nous ne savons pas quand tout cela va finir, nous en avons peut-être pour quinze jours.
Ce matin un messire requin a eu l’idée de venir flâner dans nos parages, il a eu le bon esprit de s’apercevoir qu’on ne l’y voyait pas d’un bon œil, il a été chercher une autre patrie ; on avait déjà préparé un émerillon à son adresse, dès qu’on le mit à la mer notre camarade disparut.
J’ai trouvé à bord un nouveau messin [4], c’est un des curés passagers ; j’ai appris accidentellement qu’il était des environs de Metz et deux fois déjà nous nous sommes rasés réciproquement. C’est un assez brave homme qui s’est fait remarquer dès son arrivée par sa réserve en toutes occasions et même par des allures assez franches pour inspirer de la confiance. Un beau soir nous nous sommes crochés à 8 heures ; nous avons passé la soirée à raconter les merveilles de Metz et si facilement qu’à minuit nous étions encore sur le même chapitre sans la moindre envie d’aller nous coucher. Depuis que nous sommes dans les régions tout à fait chaude on peut monter sur le pont à n’importe quelle heure de la nuit on est sûr de trouver quelque malheureux qui étouffe dans sa chambre ou dans sa niche et qui va chercher de la fraîcheur.
30 octobre
Beau temps, chaleur suffocante ; décidément je ne sais lequel préférer dans le pot au noir du temps couvert et pluvieux ou du temps découvert, l’un et l’autre ne valent pas cher. Quand donc serons-nous dans l’hémisphère sud, quand trouverons nous de belles brises rafraîchissantes ? On est pris dans ces parages-ci de la maladie qui fait l’opposé de l’hydrophobie ; chaque fois que l’on pense à une fontaine, à un ruisseau donnant de l’eau claire et fraîche on ressent je ne sais quelle impression de désir, de regret et de plaisir tout à la fois. Pour le moment, je ne vois qu’une chose dans mes rêves, me trouver à la cascade de Fautaua [5] et pouvoir me jeter dans l’eau fraîche qu’elle roule.
Si nous avions marché un peu plus vite nous aurions fait un calcul fort savant que le Commandant devait nous apprendre ; à une centaine de lieues plus bas que nous ne sommes on voit aujourd’hui une éclipse de soleil ; nous devions prendre pendant la durée du phénomène les données nécessaires pour déterminer notre position géographique ; il paraît que c’est un procédé très exact et qu’on peut employer très utilement quand on a à déterminer celle d’un point encore tout à fait inconnu.
Pour le moment le seul désavantage de cette méthode eut été de nous donner de l’ouvrage pour 48 heures au moins, encore nous aurions eu beaucoup de chances pour nous tromper le faisant pour la première fois parce que les calculs sont très longs et très compliqués. Ce qui est différé n’est pas perdu, la partie est remise à une autre fois, nous calculerons des éclipses d’étoiles par la lune, ce que l’on appelle des occultations.
Hier pour tuer le temps quelques officiers ont installé un tir au pistolet ; aujourd’hui on a fait de l’escrime ; Jean l’Ours [6] a produit ses grâces mais s’est fait rouler ; bien que la botte l’ait fait suer un peu plus que précédemment, il n’a pas été fâché de prendre un peu d’exercice.
Les aspirants supportent en silence leurs misères. Je crois que je ne vous ai pas donné encore la composition de notre poste ; profitons du dimanche et causons. Nous sommes trois aspirants de première classe, deux aspirants volontaires et un chirurgien de 3ème classe ; notre chef de poste se nomme Boutet [7], c’est un ancien élève de l’école Polytechnique de beaucoup préférable à son prédécesseur à tous égards, mais comme lui très peu porté sur les choses du métier ; je commence à croire qu’ils sont trop habitués à voir tout en x et en y et qu’ils ne savent pas s’attacher à ce qui ne leur paraît pas digne d’occuper de grandes intelligences. Je suis le 2ème par rang d’ancienneté, celui qui vient après est un camarade de promotion avec lequel j’étais sur le Louis XIV [8]; il vient d’y passer ses deux ans de 2ème classe et a embarqué sur la Sibylle pour naviguer ; il s’appelle Bonnet [9] et a pris la chose au sérieux ; comme moi il a l’intention de ne pas quitter le Commandant sous les ordres duquel nous avons beaucoup à apprendre. Les volontaires sont messieurs Blachas, méridional assez lié avec monsieur Mottez et attaché au détail du navire, et Picault qui a fait déjà l’ancienne campagne. Le chirurgien est tout jeune de grade, il a un excellent caractère. Nous vivons en bonne intelligence entre nous et avec l’autorité. Je crois qu’il en sera longtemps ainsi parce que nous avons un peu les mêmes goûts et même manière de voir sur pas mal de points ; cette-fois nous n’avons pas d’ancien pêcheur de morue sale et grossier ; nous avons tous reçu même éducation nous nous trouvons dans des conditions favorables pour vivre paisiblement.
Pour le moment nous souffrons beaucoup de la chaleur, nous ne sommes guère au poste qu’au moment des repas, mais chaque fois nous y mouillons une chemise ; après la soupe nous sentons généralement les gouttes de sueur nous couler dans le dos. Nous dormons comme nous pouvons, notre poste de couchage est toujours le faux-pont et nous avons encore le four comme voisin ; on y cuit de façon à fournir deux repas par jour à tout le monde ; aussi vous pouvez croire que nous n’avons pas souvent froid. Quand nous nous plaignons au lieutenant, comme pour le moment il lui serait très difficile de nous caser autrement, il se contente de répondre que cette température est très bonne pour les rhumatismes et que nous avons bien de la chance d’avoir un appartement très sec tandis que tout le monde se plaint de l’humidité à bord. Et puis de son temps c’était encore bien plus insupportable, on était éclairé par une lampe dans laquelle on brûlait de l’huile de coco qui répandait une fumée noirâtre et une odeur infecte ce qui fait qu’ils crachaient tout noir. Du reste dans les chambres de chauffe les matelots chauffeurs et mécaniciens ont eu quelques fois de températures de 60 et 70° devant leurs foyers ; ainsi, dit-il, nous pouvons nous estimer heureux de n’en avoir que 30.
Si à cela on lui répond que ces hommes ne vivent pas vieux, comme il a toujours un argument ou une objection, il nous annonce qu’à 35 ans nous serons de vieux lieutenants de vaisseau tout cabossés qui n’auront plus rien à faire dans ce monde ci. Là où il est bon c’est dans les discussions avec les sœurs, celles-ci veulent à toute force qu’on leur laisse le soin de régler elles-mêmes les punitions journalières, le lieutenant y met des conditions parmi lesquelles celle de leur faire une instruction religieuse, il a une diatribe inépuisable et sait toujours tirer son épingle du jeu très habilement.
[1] Expression qui veut dire « dur » parce qu’il fait les choses à fond, il fait bien ! Sources « Dictionnaire françois : contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles … » de Pierre Richelet chez Jean Jaques Dentand, 1690 – 582 pages.
[2] Santo Antão est la plus étendue des îles de Barlavento situées au nord de l’archipel du Cap-Vert. Elle est située à l’ouest de l’île São Vicente. L’agriculture est la principale ressource de l’île. Sources Wikipédia
[3] Raisin des tropiques : Probablement des Sargasses ne venant pas forcément de la mer du même nom… Il y a beaucoup d’espèces de sargasses, mais les deux totalement flottantes que l’on connaisse sont Sargassum natans et Sargassum fluitans (sources diverses). Pour ce qui est de la consommation, de nos jours, ce que l’on nomme raisins de la mer sont des caulerpes (genre Caulerpa) que l’on cultive au Viet-Nam mais qui vivent dans la zone intertidale…
[4] Messin : Gentilé de la ville de Metz
[5] À Tahiti, à quelques minutes de la ville de Papeete, la vallée de la Fataua offre un espace de détente fort apprécié. Sa relative préservation, ses magnifiques panoramas, ses cascades et vasques, son intérêt historique (bain Loti, marae, fort de Fachoda), éducatif (flore, exploitation de l’eau) et touristique font de cette vallée une conjugaison d’attraits inédits à deux pas de la ville.
[6] Surnom que Charles se donnait. Personnage d’un conte populaire de l’Est de la France : Jean de l’Ours terrifie les gens par sa laideur et fait le mal sans le vouloir par sa force démesurée.
[7] Hippolyte Aimé Boutet (1842-1916) X 1861. Aspirant le 1er octobre 1863. Enseigne de vaisseau le 1er octobre 1865. Contre-amiral le 18 septembre 1899. Au 1er janvier 1906, dans le cadre de réserve.
[8] Bâtiment école des canonniers entre 1840 et 1876.
[9] Abel Bonnet (1844-1910) EN 1860. Aspirant de 2ème classe le 1er août 1862. Enseigne de vaisseau le 1er septembre 1866. Capitaine de frégate le 4 février 1888. 1893, Aide de camp du Vice-Amiral Commandant en chef l’Escadre du Nord. Au 1er janvier 1896, dans le cadre de réserve.
Intro au 2e voyage de Ch. Antoine L’officier des montres 4e extrait du 2e voyage