Le second voyage de Charles Antoine sur la Sibylle – 1864-65 – 4e extrait

Dans cet épisode, Charles Antoine nous fait participer avec enjouement aux péripéties du passage de la ligne.

1er novembre

Nous avons fait 6 lieues dans la journée d’hier, nous allons trop vite, nous n’aurons pas gagné nos avances de campagne en rentrant en France. Nous sommes encore à 130 lieues de la ligne, avec cette vitesse quand y serons-nous ? Et pourtant un de nos matelots l’a déjà aperçue ; un bon nigaud montait en vigie, au moment où il se disposait à aller faire sa faction, deux farceurs et ce ne pouvait être que deux gabiers, l’entreprirent et le persuadèrent qu’il fallait signaler la proximité de la ligne s’il la voyait. Par le plus grand des hasards un grain survint et l’endroit de la mer où il donnait était séparé de la région de calme à laquelle il ne se faisait pas sentir par une ligne quelconque ; voilà mon bougre qui s’imagine voir la ligne et qui prend sa plus belle voix pour l’annoncer. Ce qu’il y eut de meilleur c’est que l’on crut qu’il signalait un navire et que pendant 3 heures on ne cessa de le chercher à l’horizon. Au coucher du soleil nous étions tous à admirer le ciel qui était réellement fort beau quand on aperçut un navire à l’horizon ; les premiers qui regardèrent dans une lunette crurent distinguer une embarcation, voilà tout le monde en émoi, que peut faire un canot sous la ligne, si loin de toute terre ? Évidemment ce ne pouvait être que la dernière planche de salut d’un équipage naufragé, on parlait déjà de courir dessus, de hisser des fanaux pour lui indiquer notre position pendant la nuit, quand un meilleur observateur déclara qu’il apercevait deux mâts, à l’émotion du premier moment succéda le rire et ce fut encore plus cocasse quand de goélette le navire passa au rang de 3 mâts ; on finit en effet par les apercevoir, la nuit tombait rondement, tout rentra dans le calme et se mit à l’unisson du temps.

Ce matin nous avons vu en nous levant une mer moins alarmante, une petite brise la ride très légèrement, nous avons l’espoir de marcher un peu et d’avoir moins chaud, il paraît que les saints veulent que nous soyons à même de célébrer leur fête.

3 novembre

Hier et avant nous avons eu un peu de vent et fait quelques lieues : mais on dirait que dans le pot au noir il faut payer largement la chance qu’on peut avoir quelque fois, la nuit dernière et la matinée ont été très pluvieuses et le calme est venu nous ravir l’espoir que nous avions de trouver bientôt les alizés de SE.

Nous sommes en société de poissons de différentes espèces, on a déjà pêché deux requins l’un à 6 heures du matin, l’autre à une heure de l’après-midi et on en a manqué un troisième ; à midi on a vu très près de nous trois énormes souffleurs et on cherche à pêcher des dorades qui tournent autour du bâtiment depuis plusieurs heures.

<p »>Nous venons de rencontrer un navire qui fait route pour la France ou au moins pour l’Europe ; ceux qui s’y connaissent croient découvrir qu’il est français ; pourquoi donc n’a-t-il pas hissé son pavillon ? Nous aurions été heureux de trouver des compatriotes et peut-être aurait-on trouvé moyen de nous faire signaler en France, les lettres que nous aurions données seraient arrivées avant celles qui partiront du Cap.

Demain, c’est la saint Charles, c’est la fête de maman et la mienne, je suis sûr que plus d’une fois nos pensées se rencontreront car dans un jour comme celui-là on pense beaucoup aux siens. Je vous le souhaite heureux et je désire que ceux qui vont le suivre lui ressemblent.

Le Commandant s’est montré hier d’une très grande hardiesse, nous avons eu un grain très fort sans ramasser un mètre de toile ; la Sibylle s’est d’ailleurs comporté fort vaillamment, c’est à peine si elle s’inclinait sous la charge du vent, elle paraissait fière d’un si beau coup de manœuvre et ne pas vouloir courber la tête devant un grain que l’on craignait si peu. Plus nous allons et plus nous sommes convaincus que Monsieur Mottez est un marin consommé ; il a beaucoup vu, sait très bien classer les idées que lui fournissent ses remarques et observations et surtout réfléchir et penser juste. Dernièrement par le plus grand des hasards j’ai été amené à recevoir de lui une excellente leçon sur la théorie du navire, c’est une science qui s’occupe de l’étude du navire en mouvement c’est-à-dire soumis aux forces occasionnées par le vent, le courant et la résistance de l’eau ; il a sur ce chapitre des idées à lui, résultat de ses propres observations ; basées sur l’expérience et présentées par un esprit juste, elles le sont elles-mêmes. Il m’a appris des choses dont j’étais loin de me douter et qui sont d’un grand intérêt et d’une grande utilité.

4 novembre

Il fait un peu moins chaud que les jours précédents, mais il pleut à torrents ; aujourd’hui de midi à cinq heures j’ai reçu plusieurs milles litres d’eau sur la carcasse ; je n’ai pas encore vu dans ma vie un semblable après-midi ; mon caoutchouc [1] était traversé. Nos matelots et passagers étaient enchantés de l’occasion ; ils se mettaient à peu près dans le costume du père Adam et faisaient un lavage général de leur personne et de leur linge.

Ceux qui furent les plus heureux, je ne parle plus de nos hommes mais des habitants du bord, ce sont les canards et les oies, on avait bouché les dalots, ouvertures qui permettent à l’eau qui se trouve sur les ponts de s’écouler à la mer, de sorte que près de la muraille il y avait, vu la forme du pont, un bon demi pied d’eau ; on ouvrit la cage et ces messieurs et dames de se précipiter dans la rivière, il fallait voir la volaille prendre ses ébats, ce n’était pas un luxe car tous ces pauvres volatiles étaient d’une saleté repoussante. mais le bonheur n’est pas de longue durée ici-bas, une demi-heure plus tard on chassait au canard sur le pont, au bout de quelques minutes ils étaient tous dans leur prison.

Pendant cette pluie la brise soufflait tantôt d’ici tantôt de là ; bien que l’on cherche à ne pas faire manœuvrer les hommes sous la pluie, comme il faut pourtant sortir du vilain trou où nous sommes, chacun a pris la résolution de ne négliger aucune occasion, et mon chef de quart comme les autres n’hésite pas à faire marcher le monde. Du reste dans un pays où il fait aussi chaud la pluie n’a rien de dangereux et l’équipage a lui-même la plus grande envie d’en finir. Pendant nos quatre heures, nous avons brassé plusieurs fois, quand notre voilure était établie pour la brise qui venait de commencer à souffler, elle changeait, c’est à peine si nous avions le temps de suivre ses variations. Le Commandant nous annonce que nous entrerons dans les vents alizés cette nuit, puisse-t-il ne pas se tromper, nous sommes tous très fatigués du calme, de la pluie et des brises folles.

6 novembre

Le Commandant s’était un peu hâté dans sa prédiction, nous sommes encore restés dans les calmes équatoriaux pendant un jour ; mais dans la soirée du 5 tous les indices présentés par le ciel s’accordaient pour faire prévoir que nous allions enfin sortir de cet affreux guêpier. Aujourd’hui en nous levant nous avons tous vu un ciel pommelé, la mer belle et le soleil montrant de temps en temps sa face réjouissante ; la frégate bien appuyée par sa voilure filait 6 nœuds. Une transformation complète a suivi le changement de temps, les figures se sont un peu raccourcies, la journée a été digne du nom de dimanche qu’elle porte.

On fait les préparatifs de la fête de la Ligne, le bureau des montres a reçu aujourd’hui avis que la vigie du père la Ligne [2] nous ayant signalé, nous aurions demain un de ses astronomes qui viendrait déterminer notre position exacte. Il recommande bien de désaltérer ses messages car il fait soif dans son chaud royaume.

2e voyage – Trajet Ouest Afrique – passage de la ligne novembre 1864 – Croquis de Charles Antoine

2e voyage – Trajet Ouest Afrique – passage de la ligne novembre 1864 – Croquis de Charles Antoine

9 novembre

Le lendemain du dernier jour où je vous écrivais, le bureau des Longitudes tropical faisait son entrée à bord à onze heures du matin, le tambour battait aux champs, le clairon itou, le maître de quart saluait d’un vigoureux coup de sifflet. Deux sauvages portaient sur leurs épaules les instruments de la noble société ; un sextant haut de 1m 50 environ, une loupe, une montre d’un bon pied de diamètre. Ces messieurs après avoir présenté leurs hommages au Commandant vinrent sur la dunette et commencèrent à observer c.à.d. à vider la bouteille que portait leur instrument en guise de lunette. Pour se montrer un peu à la multitude de néophytes et pour voir la figure des infidèles auxquels le père la Ligne allait pardonner leurs offenses, ils parcoururent le pont ; un gabier peu au courant des mœurs et coutumes de cour osa amarrer un bout de ficelle sur l’extrémité du chapeau pointu de l’astronome ; celui-ci ne s’en aperçut pas et fut aussi surpris qu’indigné quand il sentit prendre son vol vers la hune de misaine. On n’avait pas mis dans le programme de la fête qu’il pleuvrait dès ce moment, aussi y eut-il un bon moment à passer quand les cataractes du ciel fondirent tout à coup sur la tête de la foule de spectateurs qui avaient suivi l’illustre savant. Il fit piquer midi, nous demanda le résultat de nos observations en fut assez content et nous prédit qu’à deux heures nous recevrions un grain très fort qui nous amènerait du nouveau à bord. Ce que l’on peut reprocher à tous les employés, courtisans et autres de monsieur la Ligne, c’est d’être un peu ivrognes ; après avoir mis beaucoup de dignité à observer le soleil, ces ruffians n’ont pas cru déroger en allant vider des verres de bleu partout où on voulut leur en donner.

À deux heures, on cargua la grand-voile pour recevoir le grain en question, quelques minutes après la vigie signalait de la pluie, de la grêle, le feu de Dieu à la voile et à la vapeur ; en même temps le tonnerre grondait dans la grand hune (une feuille de cuivre en faisait les frais) et la grêle tomba à poignées, elle était due à la libéralité du maître commis qui avait fourni près d’un hectolitre de petits pois. On avait appelé tout le monde sur le pont, aussi pas une goutte d’eau ne fut perdue quand le grain curant une pluie torrentielle tomba de la mâture. Alors on entendit deux coup de pistolet et un postillon leste et hardi descendit du ciel sur le pont par le grand étai, il eut sa fameuse querelle avec un meunier qu’il trouva sur son chemin, celui-ci ne voulait pas lui louer d’âne ; de bons coups de fouet le mirent à la raison et l’un portant l’autre les 4 personnages ânes meunier et postillon se mirent en route en se disputant et blanchissant tous les brigands qui ne se rangeaient pas assez vite pour les laisser passer, derrière eux venait un décrotteur porteur de noir destiné à rendre leur couleur primitive à ceux qui se plaindraient d’avoir été trop blanchis . Ils vinrent porter au Commandant la missive que le père la Ligne qui nous avait hélés du haut du ciel nous avait annoncée. On avait dit que la dunette serait inviolable, mais mon chef de quart ayant donné le signal de la débâcle, elle devint générale et chacun s’armant l’un d’un seau l’autre du premier vase venu lui tombant sous la main, on commença à se canarder à qui mieux mieux, le meunier aidant le lavage devint général, tous les acteurs de cette scène humide purent se vanter d’avoir pris un fameux bain ; je m’étais blotti dans la hune d’artimon pour jouir de tout le spectacle à la fois, un moment même j’avais espéré me tirer de la bataille à peu près sec, je descendais à la fin avec un enseigne qui comme moi était venu assister à la représentation ; dès qu’on nous vit marquer notre manœuvre chacun prépara un seau et bien plein, et à notre arrivée sur la dunette on nous fit un accueil charmant, en moins d’une minute, il ne nous resta pas un brin de sec sur le corps. À notre tour, nous fîmes ce que nous pouvions pour rendre pareil service à nos agresseurs, mais nous aurions eu bien du mal pour les mouiller plus qu’ils n’étaient. On alla se changer et on s’apprêta à tirer vengeance. Le lendemain, la lettre adressée au commandant lui annonçait en effet que le baptême équatorial serait donné ce jour ; elle lui recommandait de faire préparer toutes ses pompes. Les néophytes étaient priés de ne pas oublier qu’il y aurait un tronc dans la chapelle où ils seraient baptisés.

Nous avons eu un temps magnifique pour célébrer la fête du passage de l’Équateur ; on avait pris une voilure qui aurait permis de mettre promptement en panne s’il était tombé quelqu’un à la mer, les embarcations de sauvetage étaient prêtes à amener, le factionnaire placé près de la bouée de sauvetage avait reçu l’ordre de faire bien attention à sa consigne. Je vous ai déjà raconté l’an dernier comment se célébrait la cérémonie, je pourrai vous ennuyer en vous racontant la même chose, car il n’y eut que peu ou rien de changé. L’exorde du prédicateur fut celle-ci : « Mes frères, la traduction de ce verset latin est qu’il vaut mieux avaler un quart de vin que sa gaffe ». Le sermon avait été fait par notre commissaire, il avait évité avec le plus grand soin tout ce qui pouvait ressembler à quelque chose de canonique vu la présence à bord des curés et sœurs, du reste une circulaire ministérielle récente lance feu et flammes contre les scènes pleines d’irrévérence (on en doute) qui se seraient passées à bord d’un transport français allant au Mexique et doublant le tropique, elle enjoint aux Commandants de mettre leurs soins à empêcher pareil scandale pour les ministres de la religion. Quelque bigot rigoriste aura pu voir du mal dans cette cérémonie un peu burlesque mais pas immorale et indécente et notre ministre se fait l’instrument bienveillant de quelque crétin qui aura trouvé l’occasion de faire parler de lui. Une preuve de ce que j’ai avancé en parlant du baptême équatorial c’est que nos quatre curés et les six sœurs ont trouvé la farce très bonne et c’était une répétition de ce que j’ai vu faire dans le dernier voyage. Ils ont été baptisés avec une goutte d’Eau de Cologne dans chaque manche ; « vous êtes trop pures et trop chastes pour que des mains aussi indignes que les nôtres puissent vous purifier, dit le curé du père la Ligne aux sœurs, néanmoins je vais toujours vous mettre ceci dans la manche, ça ne fera pas de mal ». Chaque membre de l’État-major reçut son baptême à part, les sous-officiers et gendarmes eurent le leur aussi, les pompes à incendie et les bailles placées dans les hunes se chargèrent de baptiser en masse les soldats et autres n’ayant pas encore de chevron.

Les passagères furent traitées avec tous les égards qui leur étaient dus et se réfugièrent ensuite chez le Commandant qui avait mis sa galerie à leur disposition. La dunette était restée inviolable et le Lieutenant après avoir présenté les sœurs sur les fonts baptismaux s’y était mis à l’abri, quand vint le moment du mouillage général il en descendit et se mit à jeter de l’eau comme les autres, il était encore sec, tous les seaux lui furent adressés ; il s’élança sur un piston de pompe à incendie et canarda proprement les assaillants ; mais tout d’un coup quelqu’un l’enleva par la taille et vint le mettre sous le jet de l’autre pompe, tous deux eurent leur part car en se débattant M. de Vautré[3] arriva à mettre plusieurs fois celui qui le tenait à sa place devant la pompe. À quatre heures on termina l’arrosage, nous avions tous pris un excellent bain et gagné bon appétit ; on rétablit la voilure ; il y eut un grand dîner partout, l’équipage et les passagers eurent double ration. Le soir au clair de lune, grand bal de l’arrière à l’avant, ce fut un charivari comme je n’en ai pas encore vu à bord, la gaieté était à son comble. Le Commandant resta témoin à peu près impassible de toutes ces comédies, se contentant de s’y associer de temps en temps par un sourire ; sa présence contribua beaucoup à mettre un peu d’entrain dans la fête qui se termina par le cri trois fois répété de Vive le Commandant ! Et je crois qu’il était proféré de bon cœur ; le Lieutenant et l’État-major furent aussi acclamés

[1] Dès 1838 et après 1842, les imperméables en caoutchouc existaient dans la marine militaire et civile.

[2] Les bâtiments de la Marine nationale ont de nombreuses traditions particulières, à l’origine de moments de convivialité entre les membres d’équipage. Le « passage de la ligne », c’est-à-dire le franchissement de la ligne de l’équateur, est de celles qui ont perduré, constituant encore aujourd’hui un rite important dans les marines nationale et marchande, française et occidentale. Pour être autorisés à franchir sans encombre cette zone redoutée entre hémisphère nord et hémisphère sud, les « novices » doivent payer un tribut au roi des mers et des océans et recevoir le « baptême ». Pour ce faire, les anciens se déguisent pour endosser les rôles du dieu Neptune et de son épouse Amphitrite, mais aussi en astronome, juge, évêque de la ligne ou encore en « sauvages ». Les nouveaux sont alors conviés à des festivités durant lesquelles ils auront à passer diverses épreuves ; l’une des plus célèbres est l’immersion dans la piscine improvisée sur le pont ou à la lance à incendie. Une fois cette cérémonie terminée, les baptisés, devenus « chevalier des mers », reçoivent un certificat de passage de la ligne. mais attention ! Ce diplôme doit être précieusement gardé et présenté à chaque passage de ligne suivant, sous peine de devoir se présenter à nouveau devant le roi des mers et des océans… Sources : http://archives.ecpad.fr/wp-content/uploads/2011/07/Dossier-Traditions.pdf

[3]Henri de Vautré (1828-1882) En 1844. Lieutenant de vaisseau 29 novembre 1856. Capitaine de frégate le 9 mars 1867. Ne figure plus dans les effectifs en 1879.

Intro au 2e voyage de Ch. Antoine    3e extrait du 2e voyage       5e extrait du 2e voyage

Ce contenu a été publié dans Portraits/expériences. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.