Quand l’AMOCO CADIZ s’invitait en Bretagne – par Jacques Denis

Comme pour l’article mémoire de Loïc Antoine publié le 10 avril, cette histoire vécue par Jacques Denis vous est racontée en deux épisodes. Voici le premier. Un autre sera publié la semaine prochaine. Il devrait y avoir une suite dans le courant de l’été. Intéressante lecture…

Episode 1/2 : la marée noire nous envahit

Tout le monde s’en souvient au sein de notre communauté, dans nos tranches d’âges, d’autant que l’on vient de commémorer avec force de communication les 40 ans de cet événement marquant.

C’est un 16 mars, ou plutôt, la nuit du 16 au 17 mars 1978, lorsque ce pétrolier en avarie de gouvernail au large d’Ouessant part à la dérive en pleine tempête pour finir sa course irrémédiablement à la côte, devant le petit port de Portsall. De ses entrailles éventrées, s’échappent immédiatement les premières des 230 000 tonnes de pétrole brut qu’elles contenaient. Le brut transporté était un Arabian light, plutôt fluide et volatile. Mélangé à l’eau de mer très agitée, il monte facilement en mayonnaise pour former une émulsion d’une belle couleur marron clair… Quant aux parties évaporées, elles prennent la voie des airs, emportant avec elles la forte odeur si caractéristique des hydrocarbures.

A cette époque, j’étais en poste à Tréguier, affecté à la station de la SODAB (au Carpont sur le Jaudy) avec pour mission de mariniser l’installation d’élevage en circuit fermé « Stählermatic » (voir article précédent sur mes débuts au CNEXO, publié le 19 avril 2015).

Le 17 mars au réveil, la radio nous apprend l’échouage du pétrolier dans le Finistère et, déjà, nous comprenons que cet accident maritime va provoquer une nouvelle marée noire (la 4ème en moins de 10 ans[1], et l’histoire montrera que ce n’était pas fini !) entraînant une catastrophe écologique et socio-économique certaine et sans précédent pour la région.

Au lieu de me rendre comme tous les jours avec ma 2CV directement à la station du Carpont par Trédarzec, ma curiosité me pousse instinctivement à me rendre à la côte la plus proche, vers le gouffre de Plougrescan, une pointe rocheuse orientée plein ouest. Ce site porte bien son nom, très escarpé, sur lequel la mer déchaînée vient s’y fracasser puissamment et bruyamment en projetant d’énormes gerbes d’écume. Je reste là, en limite d’équilibre, planté dans l’herbe épaisse de bordure de falaise à scruter la ligne d’horizon à peine visible, confondue dans une délicate gamme de gris entre déferlantes et nuages.

C’est encore trop tôt pour le voir, ce pétrole vomi par le pétrolier, mais on peut aisément pressentir sa présence au large, simplement en respirant l’air propulsé à grande vitesse par les bourrasques. Il est déjà dans l’air, à ne pas s’y tromper et avant même de l’avoir vu, on le sent venir.

Le jour suivant, lorsque cette odeur est devenue lourde et grasse, prégnante, on comprend que les hydrocarbures avancent inexorablement et vont bel et bien nous arriver. En effet, le 18 ou le 19, je ne sais plus exactement, ils sont là et bien là. Pour rappel, les nappes dérivantes auront enduit en l’espace de quelques jours plus de 300 km de côtes du Finistère aux Côtes d’Armor.

Les jours suivants, je ne suis plus seul sur les grèves à regarder, les bras le long du corps, ces masses gluantes envahir la surface de l’eau et les zones d’estran. On ne peut que constater l’étendue des dégâts dont on ne mesure pas encore pleinement l’ampleur mais on sait qu’ils seront particulièrement importants et ne feront que s’amplifier !

Cormoran englué – dessin de Jacques Denis

Spectacle désolant devant ce corps étranger s’étalant insidieusement partout, progressant de partout, dans l’eau, sur terre et dans l’air, sans parler de nos poumons ….

Autre impression inhabituelle, étrange et angoissante, celle due aux sons amortis par les masses visqueuses portées par l’eau et le lourd silence émis par les oiseaux sans voix, avant de mourir…

Le branle-bas de combat est très vite donné en réaction à cette agression gigantesque, nauséabonde et polluante. Les autorités des Côtes du Nord (à l’époque, devenues Côtes d’Armor en 1990), à l’instar de celles du Finistère, lancent les premières mesures pour lutter contre l’envahisseur en organisant et déployant des chantiers de récupération du pétrole en tous points du littoral, là où l’accès est possible, mécaniquement comme à pied.

Devant l’ampleur et la complexité de la tâche, un important besoin de renforts se fait ressentir dans l’urgence pour déployer les moyens nécessaires sur les dizaines de kilomètres de côtes impactées du secteur.

C’est à ce moment là que je décide de me porter volontaire auprès des services de l’Equipement de Lannion au niveau du poste avancé de Tréguier. A la SODAB, l’installation d’élevage en circuit fermé dont j’ai la charge se trouve à nouveau en arrêt technique, cette fois, pour cause de problèmes d’alimentation électrique et plus aucune truite de mer ne s’ébat dans les bassins (l’équarrissage ayant été leur dernière destination). De mon propre chef et non sans émotion, je mets la clef sous la porte, convaincu que je peux me rendre utile, sans hésiter, sur les grèves souillées de la côte nord de Tréguier.

Épisode 2 à venir la semaine prochaine : l’engagement dans la lutte contre la pollution

[1] Torrey-Canyon (67) Cornouaille anglaise, Olympic-Bravery (76) Ouessant, Boehlen (76) Ile le Sein,

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2 réponses à Quand l’AMOCO CADIZ s’invitait en Bretagne – par Jacques Denis

  1. Annick dit :

    Jacky, on connait mieux les Côtes d’Armor que Tahiti, mais pas ces jours-là …

  2. Loïc ANTOINE dit :

    Voilà du vécu, et bien illustré ! J’ai hâte de lire la suite !

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