Encore un Ramadan en mer ! Par Loïc Antoine

Nous sommes depuis plus d’un an en Libye, et voici que revient le Ramadan. C’est encore en été, puisqu’il démarre le 18 septembre 1974. Nous avions eu maintes fois l’occasion de raconter à nos chefs de la Sogreah les difficultés du travail en mer, Ramadan ou pas, les accidents évités de justesse, le champ de mine, les radiales manquées pour cause de pénurie d’eau douce (voir les précédents épisodes)… Nous avions tout raconté, mais les chefs Français doutaient, ces soi-disant experts nous racontent un peu n’importe quoi, ils exagèrent ; ils ont peur de leur ombre ; ils sont craintifs, habitués aux travaux « à l’occidentale », etc. Le retour du Ramadan nous faisait prédire des difficultés supplémentaires.

Les experts Français que nous étions étaient soupçonnés de légèreté d’un bord comme de l’autre. Personne n’était venu, tant du côté libyen que du côté Sogreah, vérifier en mer la réalité des faits. Les scientifiques Libyens n’avaient jamais embarqué plus longtemps que la journée, pour une ou deux stations complémentaires à proximité de Tripoli, et passer plusieurs jours en mer ne leur convenait manifestement pas ; ils s’étaient facilement fait dispenser par leur hiérarchie. Sogreah prétextait que le temps manquait pour que l’un de ses ingénieurs grenoblois embarque quelques jours à partir de Tripoli. Nos collègues scientifiques Egyptiens, qui naviguaient autant que nous et qui soutenaient nos positions, avaient, selon les Libyens, pris le parti des Français.

C’était donc dans une ambiance morose que nous nous apprêtions à renouveler l’expérience du Ramadan en mer, quand un ingénieur de Sogreah se porta volontaire pour un leg de cinq jours à bord du Al Muktashef. J’étais ravi : Yvon était un ancien lieutenant au long cours qui avait abandonné la carrière dans la marine marchande car il était devenu astigmate, défaut de vision rédhibitoire à cette époque. Il était entré à Sogreah pour codiriger le port à maquette que la société avait créé pour apprendre aux commandants de super-tankers à manœuvrer en conditions de risques1. Yvon était donc l’homme qui pouvait, même à deux mois de la fin des travaux, témoigner de la véracité de nos histoires abracadabrantes. Il avait en effet passé une dizaine d’années à bourlinguer autour du monde sur des pétroliers, des porte-conteneurs, des vraquiers, bref c’était un marin.

Depuis la disparition tragique de Jean-François, j’étais le seul Français à bord du Muktashef, et il y avait donc une cabine de libre pour Yvon, qui arriva mi-septembre avec pour mission très officielle mais bien tardive de superviser des travaux en mer.

Nous appareillons le deuxième jour du Ramadan. Il fait beau et très chaud, la mer est formée et le bateau tangue fort dans la houle de cette partie très ouverte de la Méditerranée. Je n’y prends plus garde car depuis le temps je suis amariné, mais Yvon ne l’est plus ! D’abord il a découvert que c’est un petit bateau, lui qui était habitué à de plus gros navires. Et puis le Muktashef sent le poisson, comme tout chalutier qui se respecte, même si Omar, le bosco, prend un soin particulier à rendre la plage arrière nette de tout déchet. Il y a toujours un parfum qui se dégage du chalut, des dalots, du pont même, le bois qui le constitue est imprégné de cette odeur caractéristique d’un bateau de pêche. Ajoutons à cela l’odeur des gaz d’échappement, qui sur un bateau de 22 mètres de long sont difficiles à éviter à l’extérieur, et pourtant c’est là qu’Yvon se tient pour prendre l’air, le mal de mer l’ayant pris peu de temps après l’appareillage.

Al Muktashef en pêche au large de la Libye – Dessin Loïc Antoine

Khalifa, le cuisinier nous a pris en sympathie. Il nous a, malgré le Ramadan, préparé un en-cas au carré et nous nous y retrouvons, Bilinka, le chef mécanicien, Yvon et moi. En bon marin, Yvon décide de ne pas rester le ventre creux malgré le mal de mer et se force à casser la croûte. Le capitaine Grabatz descend de la passerelle pour passer un moment au carré et manger un morceau lui aussi. Yvon demande en anglais si la veille est assurée à la passerelle, car nous faisons route au NNW vers notre station au large de Hammamet. Oui dit Grabatz, le second l’a remplacé pour quelques minutes. Mais Yvon est méfiant car il a bien senti, malgré son mal de mer, que ce n’est pas la navigation qu’il a connue du temps où il était officier sur des cargos français. Instinctivement il regarde par la fenêtre du carré, qui donne dans la coursive tribord. « Nom de Dieu, s’écrit-il, il va nous couper en deux ! » et nous regardons tous dans cette direction : un cargo est tout proche, tribord amure pour nous, il est donc prioritaire. Sa route aboutira manifestement à une collision ! Yvon n’a pas perdu ses réflexes de marin et il se précipite vers l’escalier qui monte à la passerelle. Grabatz est passé de l’autre côté, ils arrivent ensemble pour voir tout le monde à la passerelle assis par terre, l’homme de barre tenant celle-ci par la poignée du bas la plus proche de sa main, assommés par le jeûne et complètement inconscients du risque immédiat. Grabatz donne le coup de barre à gauche qui nous sauve du drame, et regarde Yvon avec un air de dire « toi tu nous as sauvés, et moi je me suis un peu trop habitué au fatalisme local ».

Le calme revint vite, la veille à la passerelle assurée par le capitaine lui-même, la barre prise par Bilinka le temps que tout s’apaise. On avait eu chaud, mais l’effet sur Yvon fut encore plus radical : son mal de mer était guéri. Une grande frayeur guérit du hoquet, dit-on, mais en l’occurrence ce fut du mal de mer qu’Yvon fut guéri.

NDLR: Loïc utilise le terme « traict » (et non « trait ») mot qui vient de tracter. Un traict de drague est une opération de pêche.

Nous arrivâmes sur zone, au large de Hammamet par une profondeur de 200 mètres, pour effectuer le traict de chalut qui nous manquait sur cette radiale. Cette profondeur nous posait un problème depuis le début de la campagne et la plupart des traits à cette profondeur n’étaient pas valides. Le staff Libyen nous le reprochait, c’était une des nombreuses raisons invoquées pour dénoncer la bonne réalisation du contrat, et par conséquent un reproche que nous faisait aussi Sogreah. Maintenant qu’Yvon était à bord, il allait donc voir de ses propres yeux et mesurer les difficultés car même s’il n’était pas pêcheur, il était marin.

La sonde est bonne, la longueur du trait est parcourue à faible vitesse pour mesurer au sondeur la qualité du fond, pas d’apparence de croche, on peut donc filer le chalut. A cette profondeur, il faut filer 600 m de funes, ces câbles en acier qui relient le chalut au bateau qui le tracte. C’est là que les difficultés commencent : le chalut part à l’eau, les bras défilent, puis les panneaux, sorte de portes qui maintiennent l’écartement et l’ouverture du chalut quand il est posé et traîné sur le fond, puis enfin, les funes. Mais il est écrit que ça ne va pas le faire. Les funes se croisent lors du filage, ce qui veut dire que les panneaux aussi et que chalut est en torche, inutile de le laisser arriver au fond. Grabatz gueule en Polonais, puis passant au Russe dit à Béchir, le second capitaine Égyptien, quelque chose qui doit être « remonte tout à bord, on recommence ! ». Béchir donne ses ordres en arabe au bosco qui les répercute aux matelots à la manœuvre. Garbatz explique à Yvon dans son Anglais sommaire la fausse manœuvre. Rien que de très banal pour moi, qui vis ça depuis un an, mais je vois les yeux d’Yvon s’écarquiller, abasourdi qu’il est d’entendre tant de langues à la fois pour une manœuvre qui devrait être routinière et qui cafouille lamentablement… car il faudra s’y reprendre trois fois pour que le chalut descende au fond en position estimée normale. Le trait standardisé dure une demi-heure, puis on vire.

Remonter 200 m de funes prend du temps, le soleil décline et l’heure de la rupture du jeûne approche. L’équipage fatigue, les gestes sont imprécis, il est vraiment temps que la manœuvre s’arrête et que l’équipage puisse faire la prière. Enfin le chalut est remonté, mais il est vide ! Le nœud dit « de rabant » qui ferme la poche du chalut a probablement été mal fait, le chalut s’est ouvert en cours de trait et il ne reste plus que quelques malheureuses crevettes de profondeur prises dans les mailles du cul de chalut. Ça gueule à nouveau dans au moins trois langues (nous nous abstenons Yvon et moi d’y ajouter du Français). Il va falloir recommencer ce trait, mais comme il est trop tard, Grabatz décide de faire route vers un mouillage à 20 m de fond, à une heure de route dans les eaux tunisiennes mais où nous pourrons dormir sans trop de danger. Yvon commence à comprendre que la vie à bord du Al Muktashef n’est pas un long fleuve tranquille !

Le lendemain, nous entreprenons les stations à 40 m puis 75 m. Tout se déroule correctement et Yvon peut enfin voir du poisson, et si Khalifa le veut bien nous aurons du couscous poisson ce soir, une fois le jeûne interrompu. Je sens que le moral d’Yvon remonte ! Mais il va falloir recommencer le trait à 200 m, c’est incontournable parce que compris au programme. Nous y passerons l’après midi jusqu’au coucher du soleil, et cette fois le trait est réussi, mais nous avons pris du retard sur le programme du leg. Nous passons la nuit à la choule, ce qui empêche Yvon de dormir. Je le comprends, car j’ai eu aussi ces moments de doute (qui assure la veille ? qui relancera la machine en cas d’urgence car on est sur le moteur auxiliaire ? Y a-t-il beaucoup de trafic dans ce coin ?). Maintenant je suis fataliste et je dors, on verra demain, boukra, inch Allah. Mais Yvon décide de passer sa nuit à la passerelle, profitant du thé à la menthe qui coule à flot en pleine nuit de Ramadan. A l’aube, il est finalement très content de sa nuit passée avec les hommes de veille. Ils ont pu échanger en baragouinant en Anglais et en Italien, il connaît les noms des matelots, il a appris plein de choses sur la pêche et les pêcheurs Libyens, et malgré la fatigue d’une nuit presque blanche son moral et au beau fixe.

Nous reprenons la route vers le sud et nous dirigeons vers la radiale de Sfax, pour effectuer les stations prévues, de 40 m à 200 m. Cette fois c’est une avarie sur le chalut lors du trait à 75 m qui se manifeste à l’arrivée à bord de la « toile » : l’aile bâbord est déchirée sur une dizaine de mètres, des poissons ont dû s’échapper et le trait ne devrait pas être validé au plan quantitatif. Le dilemme est cornélien : le recommencer et ne pas pouvoir finir la campagne, ou le valider mais au plan qualitatif, ce qui nous vaudra une nouvelle critique ? Et de toute manière, il faudra réparer l’avarie avant de remettre le chalut à l’eau pour le trait à 200 m, notre bête noire ! Le moral d’Yvon replonge, le mien se satisfait bien égoïstement de voir nos prétendues jérémiades devenir réalité devant un témoin irréfutable.

Il faut donc réparer. Omar prend son aiguille à ramander ainsi que Mustafa, autre matelot qualifié qui a appris à ramander à bord d’un chalutier italien, tous deux se mettent au travail. Pendant ce temps, Yvon m’aide à trier les poissons qui restaient dans le chalut, et à prélever les otolithes des merlus. Pendant que ce travail se fait sur le pont, Grabatz a mis le cap vers la station à 200 m. Finalement celle-ci se passe sans accroc, et le chalut remonte bien rempli, en particulier de crevettes. Nous y aurons droit au repas de ce soir, car Khalifa veut bien nous en cuire malgré l’interdiction que le Coran fait de consommer ces crustacés, et que l’équipage ne touchera pas, tout au moins dans une assiette2.

La vie continue pendant les trois jours qui nous restent, Yvon a droit à de belles éponges pêchées dans le golfe de Gabès à la station à 45 m. Elles sont préparées à son attention par Omar, qui les a longuement piétinées et rincées à la manche à eau pour qu’elles aient la forme et la consistance qu’on connaît de l’éponge de salle de bain. Ce cadeau fait grand plaisir à Yvon, que la gentillesse de tous à bord a profondément touché. Il a désormais bien compris les difficultés de passer de la théorie (un programme à vocation scientifique) à la pratique (la réalisation du programme avec des moyens humains et techniques mal adaptés).

Une fois rentrés à Tripoli, Yvon fait état de ses observations au cours de la réunion de débriefing. Il relate les faits de manière objective, sans accusation d’incompétence, ce qui d’ailleurs aurait été injuste. Nos directeurs Libyens écoutent avec attention, mais ne se formalisent pas, ni ne trouvent quoi que ce soit à dire : tout est normal, la vie est ainsi faite, la fatalité c’est pour tout le monde, et demain sera un autre jour. Tout compte fait, pourquoi nous sommes-nous inquiétés ? Pourquoi tant de rationalisme ?

À l’Ifremer, Jean-Paul George, qui avait longtemps travaillé à Suez m’a raconté, longtemps après ces campagnes libyennes, que la Libye était comme l’Égypte, gérée par IBM : I  comme Inch Allah (si Dieu le veut), B comme Boukra (demain), M comme Malesh (ça n’a pas d’importance). Nous en avions eu la preuve formelle !

1 Port Revel, près de Grenoble, toujours en activité (www.portrevel.com)
Voir l’épisode Le ramadan en mer

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4 réponses à Encore un Ramadan en mer ! Par Loïc Antoine

  1. Loïc Antoine dit :

    Hello Anne Geneviève

    La choule et la cape, ce n’est pas la même chose. Tu donnes la bonne définition de la cape, mais la choule c’est se laisser dériver sans se mettre cap au vent, simplement laisser vent et courant faire le boulot. Il va de soi que ce n’est qu’avec vent faible ou nul et courant léger qu’on peut le faire, et en particulier au large !

    Loïc

  2. agm dit :

    Drôle de méthode contre le mal de mer !
    Si je comprends bien, c’est grâce à Yvon que nous avons le plaisir de lire ce nouvel épisode. Merci Yvon.
    En relisant le précédent épisode du ramadan en mer, j’ai pu retrouver la signification de « à la choule » c’est à dire « à la cape »; mais encore, me direz-vous (si vous n’allez pas sur les bateaux) ? Eh bien, c’est à dire, réduire la vitesse et s’orienter par rapport au vent et à la mer de façon à limiter les mouvements du bateau (pas toujours évident selon la météo).

  3. Jean-Claude Sibuet dit :

    Je sens un peu de nostalgie dans ce récit. Serait-ce si different aujourd’hui ? En tout cas, j’ai pris grand plaisir a la lecture de ton texte. J’ai eu des expériences similaires sur des bateaux encore plus petits (10-12 m) à trois. Mais quelle richesse dans les contacts !

    • Loïc Antoine dit :

      Pas plus de nostalgie que celle des autres récits libyens, celle de ne plus avoir l’âge de cette époque, où on entreprenait tout sans se préoccuper des conséquences… Je ne le ferais plus maintenant. Mais si tu as aussi de telles anecdotes, raconte-les !

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