Journal d’un aspirant de marine engagé autour du monde sur une frégate, au XIXe siècle – Épisode 29 –

Charles voit pour la première fois les glaces dans le Pacifique Sud et les décrit fort bien, puis passe le cap Horn et se dirige vers Rio-Janeiro, où il feront escale.

16 mars 1864 (suite)

Pendant la nuit il nous tomba des grains très lourds mais sous sa voilure réduite la Sibylle les reçut bravement et se permit de filer 14 nœuds dans l’un d’eux (notre vitesse moyenne depuis France est de 5,7). On dormit peu car le navire roulait tellement qu’à chaque instant on entendait dégringoler une malle de passager, une pile d’assiettes ou bien c’était une lame qui venait déferler sur notre arrière et cela s’entend croyez moi. Le lendemain au jour la vigie signale la terre, elle dit qu’elle la voit dans un nuage noir qui est devant, on ne tarde pas à reconnaître que c’est un immense bloc de glace qui nous barre la route. Immédiatement on vient sur bâbord et nous passons une demi-heure après à un mille d’un glaçon [1] ayant 600 mètres environ de longueur, à peu près le double de largeur, 50 mètres environ au dessus de l’eau et 7 fois cette hauteur en dessous (cette dernière donnée est admise par les physiciens). Tout le monde s’extasiait sur la beauté du glaçon, il avait une forme parallélépipédique, une teinte d’un blanc mat dont l’uniformité fut troublée par l’apparition de reflets verdâtres d’une transparence magnifique ; la mer était tellement grosse qu’en se brisant au pied de cette énorme glace elle faisait rejaillir son embrun jusqu’au dessus du plateau supérieur. Quelques instants après, on en découvrit un autre, puis un autre et plusieurs fois il fallut changer de route pour ne pas courir à la rencontre de ces énormes et gênants cailloux. À midi, la vigie signale des glaçons partout devant, on aurait pu dire que la route était fermée ; sûr qu’il ne pouvait en être ainsi, le Commandant fit continuer à marcher, nous filions dix nœuds, en nous rapprochant nous nous aperçûmes que ces glaces n’étaient pas toutes sur le même plan et bientôt nous nous trouvâmes entourés de 27 îlots de glace dont le plus petit aurait suffi pour nous aplatir comme ce qu’il y a de plus infime dans la création. Nous commencions à trouver que nous avions eu une belle chance de tomber le jour au milieu de ces glaçons et en même temps tous prévoyaient que la nuit à venir pourrait être très bizarre, mais que faire il fallait bien passer, il aurait fallu attendre un peu de temps si on eût voulu laisser disparaître les glaces, du reste elles se voient si bien et de si loin qu’il faut être assez négligent pour se mettre le nez dessus. De six heures du matin à six heures du soir on en vit environ cent et je n’exagère pas. À 7 heures, il faisait noire nuit, tous ouvraient l’œil et le bon ; le Commandant était sur le pont, l’officier de quart, une jumelle à la main ne quittait pas de vue l’horizon, l’élève de quart s’arrachait les yeux à regarder sur l’avant, il avait à côté de lui un quartier-maître et deux autres veilleurs en faction. À 8 heures, une trace lumineuse et blanchâtre signale une glace devant, on change de route et nous la laissons sur bâbord. Depuis ce moment et sauf une que l’on aperçut à onze heures la mer resta libre et dégagée, nous avions un fameux poids de moins sur la conscience ; le Commandant qui ne quitta pas le pont de toute la nuit avait fait prévenir l’État-major qu’au premier coup de sifflet qui appellerait les deux bordées sur le pont il eût à monter aussi, ce fut une précaution inutile, on ne vit rien, Dieu avait voulu que ce soit le jour que nous passions au milieu des dangers, il avait favorisé la Sibylle et ses habitants. La mer tombait, la brise devenait maniable, aujourd’hui notre frégate a repris sa voilure elle court sur une belle mer bien dégagée, avec un beau soleil et sans se ressentir du froid file ses 7 nœuds.

Voilà le métier et il ne me déplaît pas du tout, sans doute il pouvait nous arriver malheur hier, mais quel est l’heureux mortel qui ne risque pas son cou de temps en temps. Du reste, il y a en France soixante mille marins, sur ce nombre cinquante mille au moins ont navigué dans les glaces, eh bien ils existent encore ; dans les premiers moments on s’effraie de peu de chose, quand on veut raisonner on voit les choses sous un jour moins triste et l’expérience apprend aux hommes d’âge à rire de bien des choses qui effraient les jeunes gens.

Portrait de Charles Antoine croqué par lui-même en mars 1865

Portrait de Charles Antoine croqué par lui-même en mars 1865
(trouvé dans un document ultérieur à ce journal-ci)

La mer a conservé les restes du temps de ces jours derniers, elle est très houleuse, nous roulons beaucoup, mon encrier s’est renversé sur mon papier et y a dessiné les arabesques que vous voyez sur le bas des dernières pages. Les chaises, les livres, cahiers, cartons font de temps en temps des omelettes superbes dans notre bureau, mon ami le chien qui s’appelle Rapido, court comme un perdu là-dedans et vient se fourrer dans mes jambes tout effrayé. Il appartient à M. l’Aspirant de 1ère classe et nous nous sommes pris tous les deux d’une sincère amitié l’un pour l’autre et cela surtout depuis qu’on m’a fait un paillasson en chanvre pour que je n’ai pas froid aux pieds quand je travaille dans la journée. C’est un chien très bien élevé, malheureusement il largue quelques fois des mauvais vents en compagnie, mais je l’excuse il a la peau trop courte, et puis en famille on ne peut pas toujours se gêner, la vie serait bien pénible.

Si vous faites lire mes lettres à Paul ne manquez pas de lui faire lire les dernières pages, elles seront probablement d’un intérêt très glacial pour lui ; j’ai vu des glaçons où il aurait eu assez de place pour promener son élève et à travers lesquels il n’aurait pas passé bien certainement ; j’estime à 60 mètres la hauteur du premier rencontré, or une glace a en dessous de l’eau 7 fois sa hauteur au dessus, ce qui fait 420 mètres, en tout une légère épaisseur de 480 mètres ; la surface du plateau supérieur pouvait avoir six milles mètres carrés.

26 mars

Enfin le cap Horn est doublé, depuis notre rencontre avec les glaces notre navigation s’est continuée sans incidents remarquables ; des coups de vent sont venus de temps en temps nous secouer un peu, mais sans trop nous gêner ; la Sibylle est un bien admirable navire aux dires de ceux qui ont vu des mauvais temps sur d’autres, elle s’émeut difficilement. Bien que les vents généraux soient ici de l’Ouest, nous y avons eu des vents de NE. Ils nous ont jetés plus dans le Sud que nous le désirions, et nous ont conduits jusqu’au 60ème degré de latitude.

Ce matin, nous espérions franchir le détroit de Lemaire qui sépare la Terre de Feu ou l’extrémité de l’Amérique du Sud de la terre des États, mais au moment ou nous mettions le nez dans le détroit les vents nous ont refusé ; nous venions de laisser porter pour passer à l’Est de cette dernière terre ils se sont mis à jouer et à mollir beaucoup ; de forts courants nous jetaient en dehors ; il a fallu bon gré mal gré renoncer à notre projet et nous longeons à petite distance la côte Sud de l’île des États.

Enfin nous voilà dans l’océan Atlantique, nous commençons à nous rapprocher de la mère patrie. On pense généralement que dans dix-huit jours nous serons à Rio-Janeiro [2]. J’attends assez patiemment la fin de la traversée, je m’occupe et travaille tantôt une chose tantôt l’autre, toujours des choses de mon métier, quand j’aurai passé mes examens je changerai un peu de sujet et dès que j’en aurai les moyens je me créerai une petite bibliothèque. Quand j’aurai le droit d’avoir un coin à moi à bord je me munirai de quelques ouvrages choisis et je complèterai mon instruction littéraire, morale et politique, elle en a grand besoin. Comme d’habitude, notre table est très mal approvisionnée, celui qui la régit est un insigne paresseux qui laisse gaspiller notre argent par des domestiques ou son cuisinier, il leur laisse la bride sur le cou, aussi ces messieurs engraissent quand nous mangeons du lard deux fois par jour. Cela m’est complètement indifférent, je me porte très bien, je n’ai pas encore eu faim depuis Taïti ; mais je plains nos malheureux passagers et je déplore une négligence coupable qui pourrait nous faire accuser de faire des économies sur leurs frais de table pour les partager entre nous à l’arrivée.

Voici la fête de Pâques qui approche, il n’y a pas longtemps c’était encore une des époques où je passais quelques jours avec vous ; on allait faire un tour à la campagne où tout commence à pousser, on comptait au jardin les boutons de poirier on faisait la partie de bézigue avec grand père en buvant la bière ; je voudrais bien pouvoir me payer un peu de ces petits plaisirs là. Des pays que je viens de visiter celui que je préfère c’est la France, et celui après lequel j’aspire le plus, c’est Lunéville, Metz, Nancy, Raon.

Je vais parfaitement bien, je n’ai plus absolument de traces de palpitations de cœur et je crois que je prends de la carrure ; le froid de ces régions m’a causé des engelures mais on n’en meurt pas ; il serait difficile qu’il en soit autrement dans un voyage où l’on est passé presque sans transition d’une température moyenne de 30° à une de 7. Elle va augmenter rapidement jusqu’à Rio et revenir à ce qu’elle était à Taïti ou du moins elle en différera peu.

28 mars

Nous avons eu une journée magnifique pour notre dimanche de Pâques; la température s’était radoucie ; la mer était plate et le soleil brillait de toute sa splendeur, la frégate toutes voiles dessus était complètement immobile. Nous avons donc eu, nous aussi, notre fête, on avait laissé les figures à vent debout dans les sacs, chacun s’était mis à l’unisson du temps.

À l’inspection, le Commandant fit une allocution à l’équipage et aux passagers ; il leur dit que nous venions de faire la partie la plus pénible de notre voyage et qu’il avait été content de la persévérance que tous avaient montrée ainsi que du bon vouloir et du courage qu’ils avaient mis à faire les rudes travaux des mauvais temps. Il leur promit de témoigner de son contentement dans son rapport au ministre. Ces compliments étaient mérités car nos hommes ont beaucoup et bien travaillé depuis le commencement de ce mois ; ils leur furent agréables, je crois avoir découvert dans la journée des indices prouvant qu’ils avaient été flattés des paroles du commandant. Ils se sont mis à jouer au loto, au saut de mouton, à Colin Maillard avec une ardeur sans égale. Voilà nos matelots, ils s’amusent de divertissements bien innocents, puis tout d’un coup vienne le mauvais temps, vous les voyez travailler avec énergie et patience. Ceux qui les ont vu à la besogne sont tout disposés à excuser les petites sottises qu’ils se permettent quelque fois quand ils se sentent sur la terre ferme et que les économies de campagne sonnent dans leur poche.

Nous avançons doucement dans l’océan Atlantique, la mer est restée très belle, elle a conservé une teinte verte qu’elle n’a pas ordinairement au large. Hier j’ai recueilli quelques coquillages sur une algue qui passait le long du bord, je les réserve au vieux Cabasse, il n’aura pas tous les jours des échantillons venant du cap Horn.

[1] Charles Antoine n’emploie pas le mot « iceberg » emprunté à l’anglais et dérivé d’une langue nordique. Il était pourtant utilisé dans cette acception depuis 1843 (in Le Grand Robert 2005)

[2] Ainsi s’écrivait la ville du Brésil à cette époque.

Épisode 28                      Épisode 30                                    Publications 2020

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