Pour rejoindre les USA en voiture au départ de Montréal, plusieurs solutions s’offrent à vous : entrer par l’État de NewYork, ou celui du Vermont, ou celui du New-Hamshire. Pour entrer au Vermont, c’est la route 133, qui vous amène à la petite commune de Philipsburg au Québec, à moins d’un kilomètre de la frontière américaine et surtout fréquentée l’été, car sa marina permet l’accès au lac Champlain.
La particularité de cette commune est d’abriter un nombre important de résidences secondaires (« chalets » au Québec) appartenant à des Suisses possédant la double nationalité, suisse et canadienne, et résidents parfois depuis plusieurs générations. C’est là que certains week-ends nous retrouvions notre couple d’amis [1] Denis et Hortense (Suisses émigrés). Promenades en forêt ou marche le long du lac étaient nos distractions favorites. C’est à l’occasion d’un de ces week-ends que Denis me proposa d’aller voir son installation de production de cidre artisanal, installation qu’il partageait avec un voisin, Suisse bien entendu.
Une fois passé la porte en sous-sol, Denis me montra l’impressionnant montage qui leur permettait la production d’un cidre qui, ma foi, se laissait boire !
La visite terminée, Denis me proposa d’aller rendre visite au propriétaire, à l’étage. Lorsqu’il ouvrit la porte qui introduisait chez celui-ci, je restai figé sur place : je venais d’entrer dans un véritable musée Chinois ! Point n’était besoin d’être expert pour deviner que tous ces vases sang de bœuf, ces tapis, ces meubles de tous genres étaient des pièces authentiques. Que faisait ce musée, à deux pas de la frontière américaine dans un chalet appartenant à un ressortissant suisse ?
Mon étonnement devait se deviner sur mon visage car Alain, le propriétaire, me dit aussitôt : » toutes ces belles choses me viennent de ma grand-mère « . S’il croyait clarifier la situation, il se trompait, mais heureusement il ajouta » si vous avez un peu de temps je vais vous expliquer tout ça « .
Mathilde, grand-mère d’Alain, une française née au début du XXe siècle, fréquentait les festivités parisiennes qui marquèrent la fin des hostilités en 1918. Dans une de ces réunions elle fit la connaissance d’un brillant officier fraîchement revenu du front et qui ne rêvait que de retourner se battre. Ce qui devait arriver arriva, elle fut séduite par ce héros et ne rêvait que de lui. De son côté l’officier accepta l’offre faite par les autorités militaires d’aller combattre les bolcheviks avec l’armée Koltchak [2]. Comment s’y sont-ils pris je ne sais, mais toujours est-il que Mathilde retrouva son amant le long de la ligne mouvante du front anti-bolchevique. Comme tous ceux qui suivaient ou participaient aux combats, elle vivait la valise à la main et ne voyait l’homme pour lequel elle avait tout quitté que quelques jours par-ci par-là, jusqu’au moment où elle reçut la visite d’un officier venu lui annoncer la nouvelle tant redoutée : son compagnon était mort au combat.
Que faire ? Elle était toute seule, totalement étrangère au milieu d’une bande d’aventuriers dont beaucoup étaient certes accompagnés de leur famille, mais combien parlaient le français ? Qui connaissait-elle ? Et plus grave, elle était enceinte. Retourner en France ? Impensable, pour un tas de raisons : son état d’abord, et puis comment rejoindre un lieu d’où elle pourrait trouver un moyen de voyager vers la France ? La seule solution était de suivre le flot des réfugiés Russes qui fuyaient aussi bien le bolchevisme que l’armée Koltchak. La Russie est un vaste pays et le voyage fut long à travers la Sibérie jusqu’à la frontière chinoise, puis jusqu’à Shanghai où elle arriva avec de nombreux Russes cherchant un refuge stable. Mais elle n’était plus seule car pendant cette longue traversée une petite fille était née. C’est donc à deux que Mathilde s’installe à Shanghai dans la concession française.
Je n’ai pas de précisions sur leur vie durant la période entre les deux guerres, mais Mathilde va devenir une banquière incontournable dans la concession où sa fille sera élevée, chez les sœurs sans doute (les frères maristes et les sœurs du Sacré-Cœur monopolisaient l’éducation de ce bout de France). Jusqu’au moment où la seconde guerre mondiale arrive jusqu’à eux : les Japonais ont annexé le Mandchoukouo [3], donc une grande partie de la Chine. Les concessions ne tournent plus qu’au ralenti, les biens des expatriés sont réquisitionnés par les Japonais et ceux qui restent vivotent comme ils peuvent. La fin de la guerre ayant sonné, les Japonais repartent, les biens sont récupérés et la vie peut reprendre comme avant. Mais ça ne dure pas : la guerre civile chinoise, la Longue Marche et la victoire de Mao mettent fin aux concessions et tout le monde doit repartir chez soi.
Mathilde et sa fille avaient tout de même fait leur trou. La fille, après ses études secondaires à Shanghai était allée en pension en France d’où elle revenait une ou deux fois par an sur les paquebots des Messageries Maritimes ; c’est d’ailleurs ainsi qu’elle fit la connaissance de Theillard de Chardin [4]. Avant d’abandonner Shangai et la Chine, elle avait aussi épousé le fils du consul de Suisse et donné naissance à Alain qui, devant moi à Philipsburg, racontait cette incroyable histoire (Theillard de Chardin a été son parrain de baptême).
Puis tout le monde est rentré en Europe : Mathilde la grand-mère en France, Alain, sa mère et son père en Suisse. Alain, après avoir vécu en Europe jusqu’à sa majorité a émigré au Québec où il se trouve toujours, avec … le musée de la grand-mère dont il a hérité !
Cette rencontre remonte à 1987 et les choses ont bien changé depuis lors : Denis emporté par un cancer nous a quitté, Hortense est toujours présente, Alain a divorcé et végète dans son petit chalet à Philipsburg avec son musée.
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[1] Tous les prénoms ont été changés.
[2] L’amiral Koltchak, chef des armées blanches. L’armée blanche aligne environ 110 000 hommes contre 95 000 bolcheviks. Elle est en grande partie équipée et armée par les Anglais. L’amiral Koltchak sera fusillé par les bolcheviks le 7 février 1920.
[3] Province de la Chine, au nord-est des deux Corées
[4] Pierre Teilhard de Chardin, né le 1er mai 1881 à Orcines dans le Puy-de-Dôme et mort le 10 avril 1955 à New York aux États-Unis, est un prêtre jésuite français, chercheur, paléontologue, théologien et philosophe.
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