Le second voyage de Charles Antoine sur la Sibylle – 1864-65 – 21e extrait

Après le passage du Cap Horn, la Sibylle remonte vers l’équateur. Ce passage vous est livré sans coupure. Un trajet sans escale où chaque rencontre a de l’importance, où l’on adapte son équipement en fonction du temps et de la latitude, où l’on pense à l’arrivée que l’on espère proche …

21 juillet 1865

Nous avons doublé le cap Horn, nous sommes dans l’océan Atlantique en train de faire route pour aller couper la ligne. Il est plus probable que jamais que nous ne relâcherons, parce que la santé est bonne et que, grâce à notre heureux début, les vivres et l’eau ne nous manqueront pas, dussions nous rester encore trois mois en route. Tout le monde ici est bien content, hier soir on a fait des petits festins pour célébrer notre départ des régions du cap Horn ; car nous l’avons doublé vers midi et nous avons commencé à remonter vers la ligne dans l’après-midi. Grâce à l’amabilité des officiers les midships ont bu le champagne aussi, on a bu à notre prompt retour. Sur le pont les matelots et passagers chantaient de bon cœur, on voyait partout de bonnes figures réjouies, on se frottait les mains en regardant derrière comme si l’on avait vu le mauvais coin d’où l’on sortait. C’est qu’il n’est pas rare de passer des semaines entières sans pouvoir doubler, et dans ces parages-ci il vente presque toujours de la partie de l’ouest grand frais ou coup de vent ; il fait froid, avec les vents du sud il gèle, ceux de NO amènent quelques fois des tourbillons de neige, toutes choses qui rendent la manœuvre pénible et le séjour à bord presque insupportable.

Les vents étaient au Nord quand nous coupâmes le méridien du Cap ; nous avons rencontré huit grands trois-mâts de commerce qui en profitaient pour faire route à l’Ouest ; il est probable que les circonstances qui nous avaient été si favorables les avaient forcés à rester en cape sans pouvoir faire route et qu’ils s’étaient trouvés dans le cas où sont les malheureux que je plaignais tout à l’heure ; ils profitaient du changement de temps pour gagner bien vite du chemin en longitude afin de pouvoir entrer dans le Pacifique avec les vents de SO qui règnent souvent par ici. S’ils n’ont pas pu aller assez loin ils doivent encore être dans l’embarras car la brise est passée au SO.

Les marins disent tous que la mer est ordinairement très grosse par ici ; nous avons eu la chance de la voir presque plate ; une des causes de la difficulté qu’on éprouve souvent à doubler le cap Horn est justement cette grosse mer avec laquelle les navires ne peuvent pas louvoyer pour gagner avec le vent debout.

Nos compagnons de route d’hier vont donc conserver une chance de plus de venir à bout de sortir de ces parages.

26 juillet

Nous sommes sortis très vite des parages du cap Horn, depuis le 21 nous avons conservé une moyenne de 10 nœuds c’est-à-dire près du double de celle de toute la campagne. Le Commandant avait cherché à passer entre les Malouines et la côte d’Amérique, la mer y est très souvent plate de sorte qu’un navire comme le nôtre y peut atteindre une très grande vitesse quand les circonstances lui sont favorables ; mais les vents ayant été contraires il n’a pas hésité à mettre le cap sur l’île de la Trinité d’où nous nous dirigerons vers la ligne. Les vents d’ouest ne nous ont pas quitté aussitôt cette décision prise ; ils varient du NO au SO puis du SO au NO ; la mer n’a pas grossi beaucoup ; la Sibylle sent l’écurie elle a pris de grandes jambes et nous a ramenés promptement dans des régions tempérées. Les jours ont grandi, la chaleur commence à revenir. Notre état nous donne les plus belles espérances, à moins que la roue de la fortune ne tourne complètement en notre défaveur, nous pouvons achever cette traversée en 45 jours, ce qui ferait à peu près quatre-vingts jours de mer entre Taïti et Brest ; on parlerait de ce voyage.

Nous avons rencontré quelques navires ; l’un d’eux était français ; c’est par le travers des îles Malouines que nous l’avons aperçu, il faisait route comme nous mais sous une voilure assez prudente. Vers 11h on l’avait aperçu devant et par tribord, à 2h on s’en était rapproché, on le vit manœuvrer pour aller mettre en panne au vent, en même temps il hissa pavillon tricolore. On le voit si rarement sur les mers que nous fûmes enchantés en le voyant flotter ; la manœuvre qu’avait faite le trois-mâts en question semblait annoncer une intention de communiquer avec nous. Il s’attendait probablement à ce que nous lofferions pour aller passer près de lui ; le Commandant ne pensa pas à le faire, il croyait au contraire que le bâtiment attendait que nous soyons par son travers pour laisser porter et venir à portée de voix. Le capitaine crut alors qu’on ne se souciait pas de communiquer, on le vit rétablir sa voilure ; en même temps nous loffions mais il ne parut pas s’en apercevoir, on lui rendit son salut de pavillon et on reprit la route ; nous étions sous toutes voiles filant dix ou onze nœuds ; quelques heures après il était hors de vue et perdu dans la nuit. Nous n’avons rien pu savoir au sujet de notre compatriote ; il venait probablement de la côte SO d’Amérique ; il nous a semblé en bon état et n’avait pas beaucoup souffert au cap Horn. Dans son petit hunier il portait les deux lettres PP ce qui a fait supposer qu’il était de la compagnie Pereire du Havre [1]. Sur son grand hunier était peint le numéro 72 qui doit être celui qu’il porte sur les registres de la compagnie à laquelle il appartient.

Et dire que dans l’espace des 600 jours de mer je ne puis compter que deux navires français parmi les deux cents environ dont j’ai vu flotter le pavillon !

À l’occasion de notre rentrée dans l’océan Pacifique (sic), j’ai illuminé mes appartements. Il me restait quelques bouts de bougies, je les plaçai aux endroits les plus obscurs et les fis brûler à neuf heures du matin. C’est l’heure à laquelle l’officier des montres vient assister à l’opération de remontage des chronomètres ; il fut tout surpris et sur le point de me demander si j’avais perdu la tête ; mais quand il sut à quel propos on faisait ces frais, il fut tout surpris et sur le point de courir me chercher d’autres luminions.

Je viens de chez le Commandant, nous nous sommes livrés à un exercice assez échauffant en essayant de faire du feu à la mode kanack ; on frotte deux morceaux de burao (bouraô) l’un contre l’autre ce dernier appuyé contre une table ; c’est long et pénible et on réussit rarement, il faut de l’adresse et de la vigueur ; Monsieur Mottez réussit quelque fois ; je n’ai pas encore pu enflammer le moindre morceau de bois. Dans un moment de repos il m’a dit qu’il était parfaitement décidé à ne pas relâcher, nous sommes donc en route pour la France et peut-être irais-je vous voir vers le 10 octobre.

Je souhaite de rencontrer par le travers de Rio quelque bâtiment s’y rendant ; je lui donnerais une lettre que grâce à la malle vous pourriez peut-être recevoir encore avant mon arrivée. Demain nous aurons doublé le 40ème degré de latitude, on pourra mettre de côté les vêtements d’hiver ; ce ne sera pas une opération difficile pour moi qui depuis le départ de Brest n’ai pas quitté mon petit paletot bleu de ciel ; j’étais vraiment assez mal vêtu pour le froid, nous avons été heureux de n’en pas avoir. Ma chaussure surtout me donnait de grandes inquiétudes, sous ce rapport j’ai hâte d’arriver.

Ce n’est pas la seule partie de mon trousseau qui soit avariée ; mes chemises de nuit, les anciennes de l’école, s’en vont, presque toutes mes chaussettes sont percées au bout du pied.

Nous avions l’habitude de prendre du vin chaud dans les parages situés au-dessous du 40ème degré de latitude ; demain le chef de gamelle met ordre à cette débauche aux frais de laquelle ont été dépensées de petites économies sur notre ration faites dans ce but.

Notre popote ne va pas mal ; nous venons de faire la perte d’un de nos cochons, heureusement c’est le plus petit de tous.

27 juillet

Nous sommes à moitié route en 35 jours de mer c’est magnifique, un navire à vapeur ne ferait guère mieux. On est bien content à bord, on espère regagner à l’Isis ce que nous avions perdu en allant de la Nouvelle-Calédonie à Taïti, tout le monde le désire.

Chaque fois qu’on signale un navire on demande si ce n’est pas celui du père Binet ; on lui prendrait les lettres qui lui ont été confiées dans l’espoir qu’il arriverait en France avant nous et on se mettrait à sa disposition pour porter des commissions. C’est des quatre frégates celle qui a la plus belle réputation de marche, si nous la battons les honneurs nous reviendront.

Ce matin j’ai fait un quart très accidenté ; on me l’a remis toutes voiles dessus, un quart d’heure après notre grand hunier supérieur était fendu en deux. Après l’avoir fait serrer, j’ai reçu d’autres grains d’une grande violence, il a encore fallu amener et serrer d’autres voiles pour qu’elles n’aient pas le sort du grand hunier. Mes quatre heures de quart ont été employées à manœuvrer presque constamment, la brise était très fraîche et dans les grains il ventait coup de vent ; toutes les demi-heures à peu près il en passait un ; impossible de regarder du côté du vent, la neige et la grêle coupaient la figure ; la crête des lames était enfumée par le vent, la mer était blanche et on entendait la mâture résonner et siffler ; je veillais à la manœuvre de la barre avec la plus grande attention, si les hommes qui la maniaient avaient commis une étourderie dans ces moment-là et si la frégate, de vent arrière qu’elle était, fût venue vent de travers, je ne doute pas que nous eussions plusieurs voiles emportées, parce qu’avec une telle brise elles n’auraient pas battues longtemps.

Dès qu’il a fait jour on a dévergué notre grand hunier et on l’a envoyé en bas ; les voiliers se sont mis à l’ouvrage et ce soir il est en état d’être réenvergué. Voilà encore une occasion de constater la bonté du système de huniers installés par Monsieur Mottez ; avec une voile de ce nom telle que les ont les autres navires de guerre, l’avarie aurait été beaucoup plus grave, la voile très probablement détruite presque complètement, l’opération de la serrer sur la vergue très pénible et dangereuse pour les hommes et il n’aurait pas fallu songer se servir de la voile (… ?) avant assez longtemps. Les matelots n’ont pas mis plus de cinq à six minutes à ramasser la nôtre, pas un d’eux n’a couru le moindre danger et le hunier qui a été mis hors de service à 4h1/4 du matin est en état de le reprendre ce soir à 6 heures.

Après avoir constaté des avantages énormes sous tous les rapports je gage que nous trouverons à Brest des crétins qui blâmeront cette installation et qui ne voulant pas comprendre que quant à faire un transport il faut approprier son navire à cette destination, diront qu’un bâtiment de guerre ne doit pas porter de tels huniers. Pourquoi ? Parce que ce sont les bateaux de commerce qui ont été les premiers à s’en servir. Pour un navire armé en guerre c’est différent ; il n’a pas besoin de forcer de toile au contraire il doit ménager sa mâture pour le grand jour qui est celui du combat ; il a un équipage nombreux, exercé et dont la santé n’est pas exposée à se débiliter parce qu’il est souvent au mouillage ; et puis il est fait pour porter dignement le pavillon national, il est tenu à de la toilette ; il ne doit donc pas adopter cette modification. mais est-ce que nous avons rien de commun avec la mission d’un tel bâtiment ?

[1] La Compagnie générale transatlantique (CGT, souvent surnommée Transat, ou French Line par la clientèle anglophone) est une compagnie maritime française. Fondée en 1855 par les frères Émile et Isaac Péreire sous le nom de Compagnie générale maritime.

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1 réponse à Le second voyage de Charles Antoine sur la Sibylle – 1864-65 – 21e extrait

  1. Loïc Antoine dit :

    Le dernier paragraphe est caractéristique de l’ambiance qui régnait entre la marine marchande et la marine militaire à cette époque. La comparaison ne tient pas car la mission de la Sibylle est tout sauf militaire !

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