Le second voyage de Charles Antoine sur la Sibylle – 1864-65 – 9e extrait

Charles Antoine dresse le nouvel état des lieux de l’Île Bourbon (La Réunion) et décrit également sa propre évolution depuis le premier voyage. La Sibylle repart vers Sydney  et parcourt 500 lieues, soit 1080 milles, durant la seconde moité de janvier (Les passages relatifs à sa famille sont ici écourtés).

17 janvier 1865 (suite)

Me voilà donc réconcilié avec la Réunion ; j’y ai appris que deux des écrivains de marine que nous avons amenés l’année dernière s’y sont mariés ; l’un a épousé peu après notre départ une créole dont il est très fatigué. Il s’est tant pressé et a si peu réfléchi à ce qu’il faisait qu’au bout de quelques mois il prenait la résolution de partir pour la France en donnant sa démission et en plantant là son épouse ; mais il paraît qu’il a été rencontré à Suez par l’ordonnateur de la colonie qui arrivait de France et celui-ci l’a ramené. Un autre a épousé une mulâtresse qui lui apportait beaucoup d’argent ; le blanc des piastres le faisant passer sur la couleur jus de chique de sa future, il s’est décidé à se faire tiatia [1]. Je n’ai pas entendu parler de nos autres passagers du poste, je n’ai du reste pas cherché à les voir, nous nous sommes séparés en trop mauvaise intelligence pour que je courre après eux.

Le  gouverneur  vient  d’être  changé,  au  Contre-amiral  Baron  Darricau [2]  généralement détesté dans la colonie et dont la vie privée laissait beaucoup à désirer a succédé le Capitaine de vaisseau Dupré [3]   qui commandait la station navale de la mer des Indes l’année dernière. Tout est beau qui est nouveau, jusqu’à présent on se loue beaucoup de lui ; il est probable du reste qu’il saura mieux garder les sympathies de la population que son prédécesseur.

La  frégate  la  « Junon » [4] qui  sous  le  commandement  de  M.  Tricault [5], Capitaine  de vaisseau, forme avec les avisos le « Surcouf »  [6] et le « Prégent » [7]   la division navale dans ces mers n’était pas à la Réunion, non plus que ces deux avisos ; ces bâtiments passaient leur hivernage en différents points, la frégate visitait les Indes avec un des vapeurs, l’autre est je crois dans la mer Rouge.

Depuis quelques mois les Messageries Impériales ont établi une ligne de paquebots à vapeur entre Suez et la Réunion. Il y a un départ tous les mois. Je ne sais pas au juste quelle est l’époque à laquelle le paquebot quitte Marseille, mais je suis sûr qu’il quitte Saint-Denis le 19, l’affranchissement est de 0.20c … La malle anglaise peut aussi prendre des lettres, l’affranchissement est le même qu’autrefois ; c’est le « Lynx » qui fait le courrier entre Maurice et Bourbon, le « packet » [8]  anglais ne venant plus à Saint-Denis depuis l’établissement du courrier français.

La colonie est à une époque de crise commerciale assez importante, plusieurs négociants ont fait faillite ; je n’ai pu savoir ce qui causait cette crise, je suppose que c’est comme l’année dernière la maladie de la canne à sucre. Elle est maintenant en rapport avec la Nouvelle Calédonie grâce à un nouveau service postal établi entre le Cap, Maurice et Sydney et fait par les packets anglais…

Les affaires de Madagascar se sont un peu remises, l’influence anglaise a le dessous ; M. Préault [9]   est parvenu à faire signer à la reine successeur de Radama le traité de commerce auquel celui-ci avait consenti et pour lequel on l’avait fait disparaître, nous ne perdons donc rien au changement de gouvernement, nous reprenons pied sur la grande terre. On a établi un service entre Sainte-Marie de Madagascar et la Réunion, les malheureux exilés sur cette petite île ne resteront plus maintenant plusieurs mois sans nouvelles de la France…

Laissez souffler le vent et soyez sans crainte, la Sibylle ne s’effraie pas pour si peu ; tant qu’elle sera entre les mains de commandants tels que M. Mottez elle fera sa route docilement et prudemment. Ce voyage m’a donné une chose qui me manquait, c’est une grande insouciance au sujet du temps régnant quel qu’il soit…

J’ai remarqué aussi un autre changement dans mes habitudes, je suis beaucoup moins dormeur, il n’y pas deux ans je n’aurais fait qu’un somme d’un intervalle de temps de douze heures ; maintenant j’ai le sommeil beaucoup plus léger ; sans doute à cause des nombreux soucis qui ne m’accablent pas.

21 Janvier

Trajet Bourbon St Paul - extrait croquis

Trajet Bourbon St Paul
extrait croquis Charles Antoine

Nous débutons parfaitement dans notre nouvelle traversée, les vents nous sont très favorables depuis que nous avons quitté Bourbon, si nous pouvons avoir quelques temps le même bonheur nous ne mettrons pas trente-cinq jours pour nous rendre à Sydney……la mer grossit, la « Sibylle » commence à danser d’une assez jolie façon. On attribue généralement ce changement dans notre chance habituelle au débarquement des abbés passagers, les marins prétendant que leur présence à bord influe beaucoup sur le temps…

29 Janvier

Notre marche s’est ralentie quelques jours, nous avons reconnu l’île Saint-Paul tout en passant à bonne distance. C’est un îlot volcanique qui se trouve à cinq cents lieues de Bourbon d’où l’on vient faire la pêche durant la bonne saison.

[1] Terme créole qui veut dire : « se contente de peu ». Sources : « Petit Lexique Créole de l’île de la Réunion » par A. Rollet – 2014.

[2] Rodolphe Augustin Darricau (1807-1877). X 1924. Il se fait admettre dans la marine en 1827. En 1831, il est Lieutenant de frégate. Gouverneur de La Réunion du 28 mars 1858 au 19 septembre 1864. En 1859, un fléau terrible, le choléra, s’abat sur la colonie apporté par le navire « Les Mascareignes ». Voir : Gouvernement du baron Darricau

[3]  Dupré : Nommé gouverneur de La Réunion en octobre 1864, il occupe son poste le 4 janvier 1865. Durant son gouvernement eurent lieu de nombreux troubles contredisant les suppositions de Charles Antoine. Voir :
Gouvernement de Marie-Jules Dupré

[4] Frégate à voile (1861-1872).  [5] Eugène Hippolyte Firmin Tricault (1818-1871)

[6] Aviso de 2ème classe à hélice (1858-878) [7] Aviso de 2ème classe à hélice (1857-884).

[8] Compagnie anglaise « Royal Mail Steam Packet Company »

[9] Un Français nommé Jean Préault eut l’autorisation d’y établir des comptoirs ; c’est à cette date que débuta le commerce entre les navires et les territoires et autre nations malgaches.

Intro au 2e voyage de Ch. Antoine     8e extrait du 2e voyage     10e extrait du 2e voyage

Ce contenu a été publié dans Portraits/expériences. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.