Le second voyage de Charles Antoine sur la Sibylle – 1864-65 – 8e extrait

Le passage de 1864 à 1865 se passe sans événement particulier. La Sibylle attendra des vents favorables pour débarquer à St Denis de la Réunion (Île Bourbon) ses passagers embarqués à Brest avant de repartir vers Sidney

1er Janvier 1865

J’ai joliment bien commencé mon année, j’ai fait le quart de minuit à quatre, de sorte que la première matinée de 1865 m’a semblé ne pas différer beaucoup de la dernière soirée de 1864. Un moment j’ai espéré qu’elle nous amènerait le bon vent ; le ciel venait de se découvrir et de s’étoiler, on aurait dit que la brise allait nous venir de l’arrière, mais ce ne fut qu’une mauvaise farce, il se barbouilla de nouveau et nous envoya de l’eau pour nos étrennes. On s’est serré la main ce matin et souhaité bonne chance de tous les côtés ; on a lu à l’équipage les propositions et avancements faits lors de la dernière séance du conseil d’avancement ; tout en faisant pour le mieux les officiers ont oublié les anciens serviteurs. Tous ces messieurs sont nouveaux à bord, ils ne connaissent pas les matelots et maîtres qui servaient à bord avant leur arrivée et ce fut un malheur pour eux ; les vieux ont été un peu découragés et n’ont pas manqué d’exprimer le regret qu’ils avaient d’avoir perdu leur ancien État-major.

J’espère mieux employer la nouvelle année que je n’ai fait des dernières semaines qui viennent de s’écouler ; j’étais devenu d’une paresse incroyable, sauf les choses de service, rien ne m’intéressait plus, je m’encroûtais doucement. Les circonstances en sont du reste un peu cause, n’ayant plus pour me loger un local éclairé et assez vaste comme celui dont je disposais avec le père Pouget, il n’est pas toujours amusant de venir s’enterrer dans le poste où il fait quelquefois bien chaud et où il faut souvent de la lumière dans la journée ; avec cela on y est rarement seul, mes collègues y vaquent à leurs petites affaires, on est souvent dérangé et on n’a jamais la tête bien libre…

Je pense me munir à Sydney et Taïti de quelques autres objets, et cette fois mes moyens me permettront de choisir mieux mes souvenirs. Mes finances sont en balance ; je regrette cependant de ne pouvoir acheter encore un peu de vanille à Bourbon, celle que j’ai rapportée m’a paru faire plaisir ; malheureusement il me reste juste de quoi faire blanchir mon linge à Bourbon. J’ai l’intention de n’y pas descendre, et cela me sera d’autant moins pénible que nous y devons rester très peu de temps…

Nous ferons une traversée peu rapide, nous avons eu généralement plus de vents contraires que de favorables ; en ce moment nous voudrions commencer à courir dans le Nord, nous sommes en bonne position pour gagner la Réunion avec les vents de SE que nous avons chance de rencontrer, mais des brises de Nord nous forcent à courir dans l’Est plus que nécessaire, nous perdons pas mal de temps. Nous n’avons pas vu beaucoup de navires depuis une dizaine de jours, nous n’avons même rencontré personne ; adieu à l’aimable compagnie avec laquelle on navigue dans l’océan Atlantique.

10 Janvier

Je vous disais bien quand je vous annonçais une traversée longue ; les vents ne nous ont jamais été si longtemps contraires. Le sept ils ont molli tout d’un coup et un calme de deux jours les a remplacés. A une température très supportable a succédé une chaleur tropicale, nous sommes passés presque sans transition de 24 à 32°. Hier soir les vents alizés de SE ont eu la charité de nous prendre sur leur route, nous sommes maintenant en bonne voie, demain nous verrons la terre, peut-être mouillerons nous dans la soirée. Les contrariétés sans nombre que nous avons éprouvées ont agi sur notre moral ; pour mon compte le vent debout a l’avantage de me couper les bras, je n’ai de goût à rien quand il souffle, je suis presque constamment sur le pont à chercher dans le ciel, dans les mouvements du baromètre un indice de changement de temps ; quelque fois à force de me persuader que j’en vois j’annonce du bon vent pour la nuit suivante, pour le lendemain ; cette fois j’ai attendu en vain, l’aspect du temps est resté d’une monotonie effrayante.

Bref, j’ai bien mal employé la plus grande partie de mon temps, je suis honteux de moi- même et en suis arrivé à ne plus savoir que faire de mon être. Un peu plus, je serais aussi désœuvré que nos passagers ; ils n’ont rien à faire à bord du matin au soir et du soir au matin, ils s’ennuient beaucoup et ne trouvent qu’une chose à faire : se plaindre. Tout est un sujet de lamentations ; on ne marche pas assez vite, il fait trop chaud ou trop humide, la frégate a l’inconvenance de rouler beaucoup trop, on n’a pas assez d’égards pour eux, on punit trop leurs soldats, on n’arrivera jamais, la marine est très mal organisée etc. etc. ; ils ont pour chef de détachement un brave homme de capitaine qu’ils font tourner en bourrique : les lieutenants et sous-lieutenants lui persuadent à chaque instant qu’on manque aux lois et décrets en faisant telle ou telle chose, ils le piquent au vif en lui disant qu’ils n’ont que lui pour les protéger à bord, de sorte que voilà ce pauvre vieux parti chez le Commandant à lui faire des réclamations qui ont si peu de fond quelque fois qu’il n’arrive pas à les formuler. Il y a pourtant parmi ces hommes-là plusieurs personnes assez aimables, leur inaction à bord les rend insupportables…

On fait les préparatifs de mouillage, toutes les malles, tout le changement sont hors des cales, si nous avons des embarcations en nombre suffisant, il ne faudra pas un jour pour tout jeter à terre, nous ne faisons ni eau ni vivres, rien ne nous retiendra à Saint-Denis, notre relâche peut ne durer qu’un ou deux jours. Moi je ne demande que de bonnes nouvelles, l’arrivée à la Réunion n’a pas d’autre intérêt pour moi. Votre dernière lettre était assez vieille, je serai content d’en avoir de plus fraîches…

12 Janvier

Comme je vous l’avais prédit, nous étions le 11 en bonne position pour aller au mouillage ; la brise était très fraîche, la mer grosse la frégate s’approchait de Saint-Denis sous une voilure très réduite ; bien qu’elle fût presque à sec de toile, elle filait encore plus de huit nœuds. On venait de hisser un signal qui faisait connaître notre nom à la direction du port, ce qui est surtout nécessaire depuis que notre mâture ressemble tant à celle d’un navire de commerce, nous ne nous attendions pas à la réponse mais elle ne nous étonna pas trop. On nous fit un signal qui signifiait : « défense au bâtiment qui rallie de venir au mouillage jusqu’à ce qu’il lui soit adressé un ordre contraire ». En bon langage cela veut dire : Allez-vous promener au large jusqu’à ce que le beau temps revienne. Le mouillage paraissait en effet très mauvais, la mer déferlait violemment sur la côte, le débarcadère était impraticable…

Sibylle-trajet de l'Île Bourbon vers l'Australie - janvier-février-1865

Sibylle-trajet de l’Île Bourbon vers l’Australie – janvier-février-1865
Extrait croquis Charles Antoine

17 Janvier

Nous avons repris la mer le 15 après 50 heures de relâche ; nos matelots et les passagers étaient exténués tant ils avaient travaillé ; le déchargement s’est fait assez vite grâce à l’état de la mer qui était devenue tout à fait belle. Le matin de notre départ l’aviso le « Lynx » est arrivé sur rade venant de Sainte-Marie de Madagascar, nous avons su par lui que le 11 et le 12 un ouragan est passé sur la côte Est de cette terre, il n’a pas beaucoup souffert mais il a reçu un coup de tabac effrayant, nous en avions la queue devant Saint-Denis quand on nous a ordonné d’aller faire au large la promenade sentimentale dont je vous ai parlé ; nous avons donc maintenant une idée de ce que doivent être ces terribles phénomènes, ayant vu l’état de la mer et senti la force de la brise nous nous faisons un peu une idée de ce que doit être le temps dans le centre ; quand on a été secoué comme nous commencions à l’être à 120 lieues du coup de vent, comment doit-on être ballotté quand on se trouve en plein dans ses griffes. On a une haute idée de la solidité d’un bâtiment quand on le voir résister à la furie des éléments déchaînés ; plus je vais et plus ma confiance augmente.

En même temps que nous jetions nos colis et passagers à terre, nous embarquions des vivres et surtout du vin, on a fait la provision de 8 mois pour 500 hommes ; pour prendre le mieux possible les intérêts de l’État (qui semble s’en soucier si peu) on a acheté ici les vivres que la colonie fournit, on les a obtenus à assez bon compte et peut-être a-t-on réalisé une économie de 15 à 20% sur nos provisions de sucre, café et riz. La frégate était complètement bouleversée ; les gabiers étaient occupés à travailler dans la mâture et à prendre les dispositions que la prudence recommande devant Saint-Denis à l’époque des ouragans, les passagers et matelots culbutaient les cales, déchargeaient, chargeaient les embarcations fournies par la terre, arrimaient ce qui embarquait. Ces derniers faisaient en outre le service des canots qui lui non plus n’a pas été peu fatigant. Le commandant et son second activaient toutes ces besognes faites pour la plupart sous un soleil brûlant. Nos officiers ont mené ici une vie bien agréable, il y en a qui sont allés à terre une heure après notre arrivée et qui en sont revenus pour l’appareillage. Les aspirants ont été moins heureux, Bonnet et moi nous n’avons même pas pu aller nous promener ; deux autres de nos collègues ont eu 24 heures de liberté ; le cinquième, Blachas, est malade depuis quelques temps et souffre de douleurs névralgiques très persistances qui l’ont forcé à garder le bord presque constamment.

Voyez ce que c’est de séjourner si peu sur une rade : l’année dernière j’ai quitté le pays en le souhaitant à tous les diables et me promettant de faire ce que je pourrai pour n’y plus revenir ; cette fois je pars en désirant beaucoup y retourner ; je n’ai pu me promener en ville que  deux  heures  que  j’ai  escamotées  pendant  une  corvée  de  poste  aux  choux [1],  je  me  suis trouvé si heureux de respirer l’air frais et embaumé des jardins qui entourent toutes les maisons que j’ai été très peiné de ne pouvoir redescendre avant le moment du départ.

[1] C’est un jeune officier ou élève qui est de corvée pour les achats de nourriture Le responsable doit assister à la délivrance de toutes les rations. Il mène sa corvée à la boucherie du port, à la boulangerie, à la cave. Pendant ce temps le maître d’hôtel des officiers fait de même, ainsi que les cuisiniers et les chirurgiens. Ils assistent aussi le vaguemestre pour le transport des courriers. Une heure est donnée pour le retour à bord, on laissera à terre celui qui ne sera pas à rendez-vous. Sources : « La France maritime ». Tome 1er. Par Amédée Gréhan. 1837.

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